Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 28.djvu/109

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

petit chien pour l’empêcher de grossir, c’était un dicton chez le pauvre paysan qu’il ne fallait pas refuser au petit enfant sa bonne goutte d’eau-de-vie.

La première conséquence avait été la propagation formidable de cette affreuse maladie du delirium tremens ou alcoholismus chronicus, dont le célèbre docteur Huss s’est fait l’éloquent historien. Avec une émotion généreuse et patriotique qui s’allie sous sa plume au langage sévère et irréfutable de la science, M. Huss a étudié dans les hôpitaux, au chevet des malades, et suivi pas à pas dans toutes ses transformations et ses conséquences le fléau qui dépeuplait et déshonorait son pays. Il faut lire dans son livre De l’Alcoolisme chronique les mille hallucinations diverses qu’enfante cette horrible maladie. Ce malade, que l’abus de l’eau-de-vie de grains a conduit à l’hospice, est assiégé la nuit par des voix qui lui ravissent tout sommeil. Celui-là, errant dans les rues de la ville, croit voir à chaque fenêtre, à la porte de chaque maison, un ennemi qui le poursuit d’invectives et qui s’élance pour lui donner la mort ; il court épouvanté, s’égare, craint la nuit qui s’avance, fuit l’ennemi constant et invisible qui le harcèle, se fuit lui-même au milieu des ténèbres, et ne trouve d’asile que dans l’hôpital, où il se sentira torturé d’un repentir amer, d’une conscience claire et d’un sentiment cruel de son impuissance contre une passion qu’il condamne, dont il voit les effets, et qui désormais le possède entièrement, comme une proie.

On comptait en Suède, il y a vingt ans, sur 61 personnes, un suicide : il fallait désormais en compter un sur 30. Le nombre des cas de folie et d’idiotisme s’était visiblement accru. De 967 aliénés en 1840, le chiffre, s’augmentant sans cesse, s’était élevé à plus de 2, 000 en 1849, et M. Huss estime que la moitié au moins de ces cas avaient été occasionnés par l’abus de l’eau-de-vie. Depuis près d’un demi-siècle, les statistiques accusaient un dépérissement héréditaire des forces physiques et un abaissement de la taille moyenne. En 1838, 1, 214 jeunes gens avaient été déclarés impropres au service militaire pour faiblesse de santé, et 2, 075 pour infériorité de taille. On en renvoya en 1847, pour cette dernière cause, 3, 098 (1, 000 de plus), et 1, 858 pour mauvaise constitution. Qu’était devenue la force si vantée des anciens Scandinaves qui se riaient des combats et de la tempête, de ces valeureux Berserkers qui tiraient leur gloire et leur nom de leur mépris des armes défensives, qui luttaient presque nus et semblaient des géans ?

Nul doute enfin que, dans l’accroissement de mortalité que constataient les statistiques suédoises, les cas de delirium tremens et de suicide qui suivent l’abus de l’eau-de-vie de grains ne dussent être comptés pour beaucoup. Dans la ville d’Eskilstuna, en Sudermanie,