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tant chrétiens qu’émirs, furent massacrés l’un après l’autre, sans qu’on fît aucune distinction entre ceux qui se trouvaient sur la liste de proscription et ceux qui devaient être épargnés. Les soldats turcs présidaient à la boucherie sans y prendre part, se bornant à maintenir l’ordre. Les prisonniers, frappés de stupeur, se laissaient immoler sans résistance et sans chercher à fuir. L’une des premières victimes fut George, le chef civil de la communauté grecque, entre les mains duquel se trouvait l’acte de capitulation signé par Osman-Bey, talisman, hélas ! sans vertu. Le chef de la communauté protestante fut plus heureux. Passant par-dessus les vivans et les morts, il parvint à se frayer un passage jusqu’à une petite chambre de derrière, déjà remplie de chrétiens et d’émirs destinés à être égorgés les derniers. Quand les Druses en furent là, Nâgif se débarrassa lestement de ses habits, se souilla de sang et s’étendit par terre, comme s’il eût déjà été assassiné et dépouillé. Les Druses, trompés par l’apparence, tuèrent sur lui trois ou quatre autres chrétiens, dont les cadavres ne servirent qu’à le mieux dé1 rober à leur attention. La nuit venue, il se leva, se vêtit d’une chemise ensanglantée, d’un large pantalon arabe qu’on avait laissé à l’un des morts, et, ayant fait un trou au mur, passa dans la chambre voisine, où se trouvait un four avec une ouverture qui donnait dans le jardin. Demeurer, sortir était également chanceux : il fallait toutefois prendre un parti sans attendre. Il sauta dans le jardin, et du jardin dans la rue ; puis il se dirigea vers la maison de Nâïfa, marchant de quartier en quartier à la lueur de l’incendie ; mais bientôt il se trouva entre deux maisons en flammes et à quinze pas d’une troupe de Druses. Il s’arrêta, il hésita, puis tout à coup, prenant sa résolution, il se précipita dans les flammes en s’écriant : « Mieux vaut tomber entre les mains de Dieu, qu’entre les mains des hommes ! » Heureusement le feu n’occupait en cet endroit qu’un espace de quelques mètres. Il les franchit rapidement sans savoir où il allait, et se trouva dans une cour déserte d’où il put gagner sain et sauf la maison de refuge. Quelques jours après, Nâgif arrivait à Damas sous la conduite d’un Druse auquel il avait payé une somme considérable pour rançon de sa vie. Bientôt le colonel qui avait assisté au massacre de Hasbâya, Osman-Bey, vint lui-même à Damas avec ses compagnons d’armes, Les dépouilles des vaincus et les ornemens des femmes chrétiennes, que les brocanteurs ne tardèrent pas à vendre à la criée dans tous les bazars, formaient la plus grande partie de leurs bagages. La mitre et la chasuble de l’archevêque de Hasbâya étaient devenues la conquête de l’un des officiers, Moustafa-Bey, dont le retour triomphal fut joyeusement fêté par les cris d’allégresse de ses femmes, qui se faisaient entendre dans tout le quartier voisin de son habitation.

Il faut reconnaître toutefois que la conduite d’Osman-Bey n’avait pas été du goût de tous ses collègues. Le gouvernement ayant proposé au conseil d’état de déclarer que lui et sa troupe n’avaient fait que leur devoir, Rays-Pacha conseilla au divan de ne pas émettre un pareil vote avant d’en avoir pesé les conséquences. Les colonels de la garnison de Damas s’abstinrent de rendre visite à Osman, et l’un d’eux, s’étant trouvé face à face à la parade avec le bey, lui dit : « Il se peut que vous soyez un homme d’honneur ; mais votre sabre est déshonoré. » Osman répondit : « Aucun poids ne m’est