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denrées est extrêmement élevé et le commerce nul, en sorte que toutes les classes, principalement parmi les chrétiens, qui presque tous vivent de leur travail ou de leur négoce, ont eu beaucoup à souffrir. La plupart, qui avaient peine à nourrir leurs familles, n’avaient assurément nul besoin de voir arriver chez, eux des bandes de bons amis de la montagne, sans aucune ressource, quelques-uns sans vêtemens, et tous doués d’un excellent appétit. Les fugitifs ont trouvé cependant une réception cordiale. On s’est arrangé de manière à ne pas manquer de pain, et même à tuer le veau gras. Ceux qui étaient nus ont été habillés, et beaucoup semblaient tout étonnés de se voir si bien mis. Pour suppléer d’ailleurs aux lacunes ou aux irrégularités de la charité privée, l’église grecque orthodoxe distribuait chaque jour six mille pains, d’autres aumônes en argent ou en nature, et chacune des moindres sectes suivait cet exemple.

Les devoirs de l’hospitalité chrétienne ne sont pas les seuls soins qui aient préoccupé les habitans de Damas. Les événemens poursuivaient leur marche, et les foules rassemblées en cette ville prêtaient l’oreille d’heure en heure avec une curiosité avide aux renseignemens apportés par de nouveaux fugitifs ou par des messagers de la montagne. Ce n’étaient que récits d’actes de bravoure sanguinaire, de rude générosité, ou de cruauté pure et simple de la part des Druses, de trahison et de lâcheté de la part des Turcs, d’évasions miraculeuses et quelquefois d’héroïsme de la part des chrétiens. On attendait avec anxiété et avec une terreur anticipée les nouvelles de chaque bataille et de chaque siège, et ces nouvelles, uniformément désastreuses, venaient tour à tour faire frissonner la multitude comme les arbres d’une forêt aux approches de la tempête. Kanâkir, Saïda, Rashâya, Deir-al-Kamar, Hasbàya, Zahleh, partout déroute, carnage, ruine complète. Zahleh était tombée la dernière. Zahleh, la fière Zahleh avait, hélas ! bien mérité son sort. L’intolérance religieuse y avait établi son quartier-général. Depuis plusieurs années, Zahleh s’était soustraite à l’autorité du gouvernement turc, et s’était constituée en république théocratique sous la direction des pères jésuites. La religion catholique apostolique et romaine étant la religion de l’état, non-seulement les missionnaires protestans avaient été chassés plusieurs fois, et même tout récemment, de la manière la plus brutale, mais les Grecs eux-mêmes, qui habitent Zahleh et y possèdent des propriétés depuis plusieurs siècles, n’avaient pu rebâtir leur église et rétablir leur école. L’archevêque orthodoxe, Mgr Méthodius, s’étant un jour rendu à Zahleh pour la visite de son diocèse, reçut la nuit suivante la visite des pentarques[1], qui le sommèrent de quitter la ville immédiatement. En vain demanda-t-il un délai, s’excusa-t-il sur l’impossibilité de trouver une monture à pareille heure, et réclama-t-il au moins l’autorisation de laisser son bagage pour le faire prendre le lendemain. Il fut obligé de partir au coup de minuit, à pied, seul et avec sa malle sur le dos. Un voyageur musulman qui traversait Zahleh il y a trois semaines dut mettre pied à terre, comme les chrétiens étaient tenus de le faire en entrant à Damas avant le règne d’Ibrahim-Pacha. Après avoir été pendant plusieurs années le fléau des autres sectes, même catholiques, les Zahliotes trouvèrent le moyen d’envelopper

  1. Les cinq principaux magistrats.