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qu’on l’aime en se souvenant, il veut qu’on l’adore en oubliant. Ses spectacles grandioses, sa splendide lumière, ses costumes éblouissans, autant de leurres et de sortilèges qui, sous prétexte de délivrer l’âme des entraves de l’éducation, l’emprisonnent et la localisent. Si le voyageur n’y prend garde, il lui sera très difficile de s’arracher à cette servitude, de retrouver sous toute cette opulence les liens si bien cachés qui unissent cette terre de miracle au reste de notre planète et ses habitans à l’humanité générale. La rêverie préserve M. Fromentin de ces enivremens dangereux de la nature africaine ; elle l’enlève sur son aile et l’abstrait de ce milieu tyrannique, elle conserve à son âme sa mobilité, introduit un courant de sympathie rafraîchissante et humaine au milieu de ces ardeurs desséchantes, jette un pont aérien entre l’Occident et l’Orient. Grâce à elle, le voyageur n’oublie pas l’humanité générale. Elle joue enfin dans ses deux livres, tout resplendissans de la lumière du Sahel et des feux du Sahara, le rôle aimable et tout à fait sympathique de ces deux pauvres oiseaux si connus dans notre Europe qu’il entendit chanter dans le Grand-Désert, l’alouette et le rouge-gorge : « Au milieu de ce peuple muet, difforme et venimeux, sur ce terrain pâle et parmi l’absinthe toujours grise, volent et chantent des alouettes, et des alouettes de France ;… les rouges-gorges, autres chanteurs d’automne, leur répondent du haut des amandiers sans feuilles, et les deux voix expriment avec une étrange douceur toutes les tristesses d’octobre. L’une est plus mélodique et ressemble à une petite chanson mêlée de larmes ; l’autre est une phrase en quatre notes, profondes et passionnées. Ces deux oiseaux qui me font revoir tout ce que j’aime de mon pays, que font-ils, je te le demande, dans le Sahara ? Et pour qui donc chantent-ils dans le voisinage des autruches et dans la morne compagnie des antilopes, des bubales, des scorpions et des vipères à cornes ? Qui sait ? Sans eux, il n’y aurait plus d’oiseaux peut-être pour saluer les soleils qui se lèvent. — Allah ! akhbar ! Dieu est grand et le plus grand ! »

Ces notes de rêverie et de mélancolie rapides sont l’élément vraiment humain du livre ; elles rappellent l’âme à elle-même et l’arrachent à la torpeur qu’engendreraient l’excès de la lumière et l’accablement de la beauté visible. Elles diminuent la grandeur de la nature matérielle, et désenchantent affectueusement de l’attrait de l’inconnu. N’est-ce que cela ? soupire la rêverie désappointée, comme le voyageur lui-même au moment de partir pour aller visiter un certain lac qui depuis longtemps tourmentait son imagination et lui faisait dire : Qu’y a-t-il là-bas ? « Il y a là-bas, je m’en doute, ce qu’il y a partout, ce qu’on rencontre au bout de son chemin après chaque étape un peu longue, — le jeune enthousiasme des années révolues