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mais plus durable que celle que lui ont conquise ses interpellations dans le parlement anglais sur l’annexion de la Savoie[1]. Au-dessous de ces deux livres, auxquels on peut hardiment décerner les prix d’excellence dans ce genre de littérature, donnons un accessit aux Lettres sur Constantinople de lady Montague, et accordons deux mentions honorables à la Correspondance de Victor Jacquemont et à trois lettres sur l’Espagne écrites par M. Prosper Mérimée, cet esprit incisif, vigoureux, partisan de la crudité la plus âpre, que la nature complaisante a doué de toutes les curiosités. Notre mémoire ne nous rappelle aucun autre exemple que nous puissions honorablement citer après ceux-là dans ce genre de littérature, si accessible à tous en apparence et en réalité si difficile. Pour faire un bon livre de voyage tel que nous l’entendons, un livre où le charme de l’expression et l’attrait de la vérité soient en parfait équilibre, il faut une moyenne de qualités qui se rencontre assez rarement. Ni les grandes facultés du génie ni les dons heureux de l’artiste ne suffisent pour produire un tel livre, quelquefois même ils seront un obstacle au lieu d’être un auxiliaire. Il est si difficile à un homme de génie de ne pas aller au-delà de la réalité, de ne pas essayer de compléter cette réalité trop mesquine ! Il est si difficile à un homme d’imagination de ne pas oublier le présent qu’il a sous les yeux pour rêver au passé ou chercher à percer l’avenir ! Les dons de l’éloquence entraînent si facilement à la déclamation et à l’admiration superlative ! Montaigne était un observateur moral bien fin, bien profond, d’un esprit apte à saisir les chose les plus enveloppées et les plus ondoyantes, pour employer son propre langage, et cependant son Voyage en Italie est inférieur au plus médiocre chapitre de ses Essais. D’autres hommes de génie nous ont laissé des récits et des souvenirs de leurs excursions en pays étrangers, ils n’ont jamais réussi à imprimer à cette partie de leurs œuvres le sceau de leur talent à un degré bien éminent. Aucun des livres que nous avons cités n’est l’œuvre d’un homme de génie, et à l’exception des lettres sur l’Espagne de M. Mérimée, aucun n’est l’œuvre d’un artiste. Le voyageur idéal que nous rêvons ne devrait pas être un homme de génie et ne devrait pas posséder de dons extraordinaires, mais offrir un équilibre et, je répète le mot, une moyenne de qualités opposées réunies dans une exacte proportion. Nous lui voudrions un esprit étendu, mais pas assez cependant pour échapper trop aisément aux faits particuliers et rejoindre trop rapidement les lois générales des choses. Nous le voudrions sérieux, pas trop cependant, de crainte

  1. Voyez, sur Eothen, la Revue du 1er décembre 1845.