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à un vague et mélancolique amour de la nature, celui-ci affectant le fanatisme de la forme et de la matière, celui-là s’abandonnant aux épanchemens intimes, — tous arrivant, par l’assimilation des procédés, à un certain degré d’habileté technique, et répétant sur des modes divers une chanson qui a été redite bien souvent, à laquelle il ne manque que l’inspiration de ceux qui la chantèrent pour la première fois voici quelque trente ans. La révolution littéraire a eu promptement son école de l’empire. Le secret merveilleux qui fait l’originalité et la fécondité de l’art s’est évanoui ; il est resté ce qui s’imite le plus aisément, le mécanisme, le procédé de reproduction extérieure, une langue rompue et assouplie à une certaine allure. On a ainsi, ce me semble, l’explication de cet état singulier qui montre tout à la fois la multitude des poètes et l’indigence de la poésie, la profusion apparente du talent suppléant à l’originalité absente de l’imagination et le délaissement du public, trop heureux de se justifier de son indifférence pour l’art par l’impuissance de l’artiste.

Je ne veux pas dire que, dans quelques-unes des tentatives les plus récentes, il n’y ait parfois les marques d’une sérieuse vocation poétique, qui eût trouvé sans doute une autre fortune dans le premier essor de l’inspiration contemporaine. M. Leconte de Lisle est par exemple un des meilleurs parmi les nouveau-venus. Il s’est révélé tout d’abord par les Poèmes antiques, et il y a joint depuis quelques fragmens nouveaux, qui, réunis à ses premiers essais, forment ce qu’on appelle assez légèrement des poésies complètes. Qui n’a point aujourd’hui ses poésies complètes ? Si petite soit-elle, on veut lier sa moisson. M. Leconte de Lisle, sans avoir eu beaucoup de peine à rassembler ses œuvres complètes, a du moins le mérite d’une certaine hauteur d’inspiration et d’une pensée qui n’a rien de vulgaire, combinée avec un large sentiment de la nature et une réelle puissance de description. Ce que fit autrefois André Chénier avec une grâce lumineuse, M. Leconte de Lisle l’a tenté de nouveau en cherchant à ressaisir l’inspiration antique, en allant, par-delà les siècles, jusque dans la Grèce primitive et même jusque vers l’extrême Orient, la région aux profondeurs mystérieuses. De cet aventureux voyage, il a rapporté ces poèmes d’un intérêt inégal, Hélène, Niobé, le Baghavat. L’imagination de l’auteur se promène vraiment à l’aise dans ce monde de cyclopes, de centaures, de dieux océaniques et d’incarnations indiennes. Je ne crois pas que M. Leconte de Lisle ait réussi particulièrement à découvrir des élémens poétiques dans les Visions de Brahma et dans la Genèse polynésienne. Pour tout dire, le Baghavat, avec ses profusions descriptives et ses interprétations philosophiques, laisse l’esprit flottant dans une somnolence