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leurs contemporains dans des sphères où ils n’avaient pas pénétré jusque-là. Cet âge fabuleux s’est bientôt évanoui, et la poésie, enivrée d’elle-même, moins écoutée à mesure qu’elle s’exaltait dans ses audaces, défaillante à mesure qu’elle s’éloignait de la vérité, la poésie a fini par devenir comme étrangère au sein d’un mouvement où elle a régné, et où elle risque en ce moment de n’être considérée que comme une noble inconnue.

Ce n’est pas que le nombre des poètes ait diminué ; il s’accroît peut-être chaque jour au contraire. Les générations se succèdent sans se décourager. Ouvrez le recueil le plus récent de cette Académie des jeux floraux dont je parlais, et vous verrez qu’en cette année même où nous vivons, cinq cents morceaux ont été présentés au concours. Cinq cents odes, élégies, idylles, épîtres, fables et dithyrambes (vous étonnerez-vous après cela que l’académie toulousaine croie toujours à la poésie et aux fleurs ? Tous les jours dans le champ de l’imagination ce sont de nouveau-venus et de nouveaux volumes : Feuilles au vent, Premières poésies, Drames et Comédies, Brumes et Soleils, Sillons et Débris, etc. Malheureusement le nombre ne suffit pas dans la poésie. C’est Töpffer, ce me semble, qui a dit que dans une œuvre d’art il y avait trois choses : l’auteur, le sujet et le public. Le sujet n’existe pas le plus souvent ici, le public est affairé, je crains même que l’auteur ne soit absent dans ces feuilles volantes, ou qu’il ne soit jeune que par l’âge. À travers tout, que distinguerez-vous donc ? Des reflets, des imitations, des excentricités qui se prennent quelquefois pour de l’audace, des tentatives d’archaïsme, deux ou trois influences prédominantes qui s’allongent sur ces pages comme les ombres du soir. C’est l’arrière-saison qui continue.

Le destin de quelques volumes qui vont tourbillonnant au vent n’est pas ce qui importe précisément au fond ; ce qui est plus grave, c’est le caractère de cette dégénérescence momentanée de l’imagination. Quel est donc le secret de cette crise où est entrée depuis près d’un quart de siècle la poésie contemporaine ? Ce n’est pas la politique, comme on le dit quelquefois, qui, en subjuguant les hommes, en détournant leurs facultés, les rend moins propres à sentir et à exprimer la poésie des choses. Dante fut un politique ; il eut toutes les passions, toutes les haines politiques de son temps, et il n’est pas moins l’auteur de la Divine Comédie. Pétrarque lui-même était un politique, et il n’a pas moins laissé le plus mélodieux poème de l’amour. La vie active, en familiarisant l’intelligence avec les spectacles de la réalité humaine, n’a rien qui émousse les facultés créatrices et la vivacité féconde de l’imagination. Est-ce le contact des agitations prolongées qui devient mortel pour la poésie ? Aucun temps ne fut plus agité que le XVIe siècle, qui produisit