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pareil cas, le mettaient à la merci de Philip, certain de le voir plier quand il en avait subi le rude assaut.

Le fils de l’attorney avait réussi cette fois encore à vaincre l’obstination de son père. Aidé sans le savoir par cet auxiliaire tout-puissant, — et secondé par M. Deane, que miss Lucy avait mis dans ce qu’elle croyait être les intérêts de Maggie et de Philip, — Tom était rentré à Dorlcote-Mill, où sa mère l’avait suivi, où il eût voulu voir revenir Maggie. Celle-ci pourtant, décidée à rester libre et par conséquent à repartir, demeurait en attendant à Saint-Ogg, où la retenait une sorte de torpeur enchantée.

Ils ne s’étaient pas encore dit qu’ils s’aimaient, mais Stephen ne revenait plus chaque jour auprès de Lucy que pour chercher un de ces longs regards noirs de Maggie dont l’éclat le fascinait. Et quand il était au piano, quand Maggie se sentait pâlir aux accens de cette voix nerveuse qui avait sur elle une puissance presque magnétique, Philip assistait palpitant à l’éclosion mystérieuse de cet amour qui le navrait. En le voyant croître et grandir dans le silence et dans les ténèbres, il ne pouvait plus rien attendre, — bien décidé à n’intervenir jamais, — que l’illumination soudaine du premier aveu. Il pressentait que l’âme loyale de Maggie, inerte sous le charme invisible, dominée par l’attraction mystérieuse, se révolterait au premier indice, au premier signal, au premier rayon qui lui dénoncerait l’espèce de larcin bas et lâche dont on pourrait la croire coupable, si elle acceptait l’amour de Stephen.

Un moment il dut croire, il crut ses prévisions réalisées. Où, comment, à quelle occasion furent prononcées les paroles qu’il attendait ? Jamais il ne l’a su ; mais il ne put se tromper à l’air froid et hautain de Maggie, aux regards humbles et désespérés du fiancé de Lucy. Il comprit le départ de la jeune fille, qui, sous un prétexte futile, voulut aller passer plusieurs jours chez une de ses tantes, à quelques lieues de Saint-Ogg. Il devina les angoisses de son rival dans ces courses à cheval où l’amant désespéré semblait prendre plaisir à user ses forces, et dont l’une, — Philip en fut instruit, — conduisit Stephen dans la paisible ferme où Maggie était allée retrouver la sœur de son père. Le fiancé de Lucy put s’y présenter, grâce à l’ignorance de cette excellente femme, comme chargé d’un message de miss Deane pour miss Tulliver. Il put ainsi forcer Maggie indignée, mais émue, à l’écouter encore une fois. Plus habile, il ne l’eût peut-être pas trompée ; mais, sincère et se trompant lui-même, il répondit par de nobles paroles d’abnégation aux fiers scrupules dont elle s’armait contre lui. Elle dut croire qu’il renonçait à elle, et, sans crainte désormais, céda aux instances de sa cousine, qui la rappelait à Saint-Ogg.