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première soirée où la conduisit sa cousine, elle s’empara de cette royauté que les hommes décernent et que les femmes envient. À partir de ce jour-là, les lions de Saint-Ogg se disputèrent l’attention de la pauvre sous-maîtresse, et les douairières de l’endroit se prirent à décrier de leur mieux sa « figure de bohémienne. » Dans ce concerto d’admirations et de jalousies tout à coup déchaînées autour de Maggie, — et qui, tout en l’étonnant, ne devaient pas la trouver indifférente, — la magnifique basse-taille de Stephen Guest ne faisait pas sa partie ; mais le silence qu’il gardait sur les perfections de la nouvelle venue, — et peut-être aussi le redoublement de ses attentions pour miss Lucy, — auraient mis sur ses gardes une personne moins candide et moins inavertie.

La brusque transition survenue dans ses habitudes, la vie du monde substituée tout à coup à l’ennuyeuse routine du pensionnat où elle s’étiolait, le langage flatteur qui sans cesse caressait son oreille charmée, les attentions qui se multipliaient autour d’elle, les hommages ingénieux qui lui étaient rendus de tous côtés, produisaient sur cette vive et délicate nature l’effet d’un philtre puissant. Elle marchait dans cette nouvelle existence comme dans un rêve splendide, éblouie, fascinée, s’appartenant à peine. De temps en temps, un long regard, plus doux, plus caressant que tout autre, sollicitait un de ses sourires. De temps en temps, une voix mâle et vibrante, dont le son la faisait tressaillir, lui révélait un de ces chants inspirés où les grands maîtres de l’art italien ont enfermé, comme un poison subtil, les plus tendres invocations du désir. Ce regard, cette voix la jetaient dans un trouble nouveau pour elle, trouble délicieux dont elle jouissait sans remords. N’étaient-ce pas la voix, le regard de Stephen, le fiancé de Lucy, l’ami de Philip ?

Philip, elle l’avait revu, relevée par son frère du serment qu’elle avait prêté jadis. — Vous êtes libre, lui avait dit Tom, puisque notre père n’est plus, de choisir entre Philip et moi. Je ne l’accepterai jamais pour frère. Voyez s’il vous convient d’en faire votre mari. — Elle l’avait revu en lui tendant cordialement une main qui ne tremblait pas dans celle du pauvre jeune homme. C’était donc, comme autrefois, d’un côté le dévouement absolu, le sentiment unique et dominateur, de l’autre une amitié vraie, une reconnaissance sincère, rien de moins et rien de plus. Pour consacrer sa vie entière à Maggie, Philip eût tout sacrifié, tout bravé. Maggie, hélas ! ne pouvait lui donner en retour qu’une de ces affections sur lesquelles la raison garde ses droits et les circonstances leur empire. Après tout, n’était-il pas naturel qu’il en fût ainsi ? Et comment aurait-il osé s’en plaindre ? Le ciel qui l’avait faite pour inspirer l’amour, — l’inspirer et le partager peut-être, — l’avait créé, lui, pour en souffrir et ne l’inspirer jamais.