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autre sentiment), Philip lui demanda la faveur de la revoir quelquefois.

Cela se pouvait-il ? De telles entrevues, nécessairement secrètes, ne seraient-elles pas contraires à son devoir ? N’irait-elle pas ainsi à l’encontre des volontés paternelles ? Mais d’une autre part une voix s’élevait en elle, qui jamais ne manqua d’y réveiller de profonds échos : la voix de la justice et de la charité. Philip était malheureux, elle pouvait lui rendre moins amère cette existence dont il se plaignait. Fallait-il lui faire porter le poids des rancunes imméritées que M. Tulliver et son fils avaient vouées à M. Wakem ? Dans ce conflit d’entraînemens opposés, la raison et le cœur de Maggie étaient aux prises. Son cœur devait l’emporter d’autant plus sûrement qu’elle était plus éloignée de voir dans Philip, — dans ce pauvre être difforme, — le séduisant et redoutable amoureux dont on fait peur aux jeunes filles. Troublée cependant par cette idée qu’elle entrait dans une voie de mystère et de dissimulation qui répugnait à sa loyauté, ce fut à grand’peine qu’elle ne refusa pas de revenir quelquefois aux Fonds-Rouges, où Philip devait désormais l’attendre chaque jour.

Elle y revint néanmoins, et plus d’une fois. Ceux qui s’en étonneront, et qui blâmeront à bon droit cette imprudence, devront tenir compte et de son âge et des pensers innocens qui l’escortaient à ces entrevues suspectes. Mieux éclairé qu’elle et moins candide, bien qu’aussi pur de toutes vues coupables, Philip comprenait qu’il eût dû la mettre en garde contre les inspirations généreuses qui l’attiraient auprès de lui ; mais il ne l’avait pas trompée en lui disant qu’elle était le seul grand intérêt de sa vie. La poésie, la peinture, qu’il aimait aussi, ne donnaient satisfaction qu’à l’activité de son intelligence. Une soif ardente de tendresse, un inexprimable désir d’aimer et d’être aimé tourmentaient cet adolescent, sur le front duquel jamais ne s’étaient posées d’autres lèvres que celles de Maggie. Il comprenait sa faute, il appréciait les dangers auxquels elle les exposait tous deux, et jamais, malgré ses remords, il ne trouvait en lui le courage de rompre les liens enchantés qu’un vague espoir lui rendait encore plus précieux et plus chers. Il ne se trompait pas sur les sentimens qu’il inspirait à sa jeune amie ; mais l’avenir n’y pouvait-il donc ajouter ce qui leur manquait encore ? Et si elle en venait à l’aimer un jour comme il l’aimait, de quels obstacles ne triompherait-il pas ! Quelle volonté, quelle force pourraient l’empêcher de se donner à elle ?

Je n’excuse pas, j’explique, la conduite de ce jeune homme. Et encore, si je plaidais ici sa cause, aurais-je à faire valoir tout un ordre spécial de tentations dont, pour agir mieux, il aurait eu à se défendre : les tentations de la laideur, tout autrement dangereuses