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de ce désagréable incident. Lorsque Maggie lui eut expliqué qu’il s’agissait pour leur pauvre père, non d’une somme d’argent à payer, mais de toute une déchéance sociale, de sa maison à quitter, de ses meubles à voir vendre, l’enfant, qui ne manquait ni de sang-froid ni de résolution, pâlit néanmoins et fut pris d’un tremblement nerveux. Maggie eut peur à son tour quand elle le vit ainsi. Le pire cependant n’était pas encore dit ; elle avait à lui apprendre que l’ébranlement causé chez leur père par la soudaineté de sa ruine l’avait laissé dans un état mental qui donnait les plus vives craintes. Cette révélation fut pour tous deux un moment de mortelle angoisse : le jeune homme ne versa pas une larme ; mais l’étreinte convulsive dans laquelle il enveloppa sa sœur, qui, à bout d’énergie, laissait éclater ses sanglots longtemps comprimés, attesta sa profonde émotion. Le lien fraternel, déjà si fort, se retrempait encore dans cette communauté de douleur.

Le père « qui est au ciel, » et qui mesure nos chagrins à nos forces, avait peut-être songé, en frappant d’un anéantissement passager la raison du malheureux Tulliver, à lui épargner les mille tourmens d’une situation comme celle où il était réduit. Confiné dans son lit, de tous les siens ne reconnaissant guère que Maggie, n’ayant ni souvenir du passé, ni conscience du présent, ni préoccupation de l’avenir, il ne se douta pas que sa demeure, son usine, tout ce qu’il avait au monde passait en d’autres mains, et dans les mains mêmes de l’homme qu’il s’était habitué à regarder comme un ennemi mortel. Le jour où, à quelques pas de lui, on vendit ce mobilier qui naguère encore faisait l’orgueil de sa femme, il ne se douta même pas de la présence des agens de la loi. Toutes les angoisses de cette journée néfaste furent pour mistress Tulliver, qui pleurait sur ses beaux draps « filés de ses mains, » dont elle avait choisi le dessin, et qu’avait tant soignés à sa requête le tisserand Job Haxey. Le service à thé, la porcelaine de Chine la préoccupaient tour à tour exclusivement, et si ses sœurs eussent fait droit à ses supplications, elles eussent racheté peu à peu tout le ménage… « pour l’honneur de la famille, » disait la pauvre femme.

— Eh ! ma sœur, s’écria l’une de ces Dodson, beaucoup moins sensibles qu’elles n’étaient fières de leur beau nom, on ne sauve pas l’honneur d’une famille en rachetant de vieilles théières… Le déshonneur, c’est que l’une de nous ait épousé un homme capable de la mettre sur la paille… Le déshonneur, c’est d’être réduite à vendre son ménage… Or ceci, tout le pays le sait, et nous n’y pouvons rien.

À la première allusion dirigée contre son père, Maggie s’était comme élancée du sofa où elle était assise. Tom vit assez à temps ce geste brusque et le feu qui montait aux joues de sa sœur ; — Pas