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pour la culture de l’esprit, qui ne lui permettaient pas de méconnaître les dons par lesquels cet être faible et enlaidi se trouvait dédommagé de son infériorité physique. Elle écoutait avec admiration, ses grands yeux noirs ouverts et fixes, les merveilleuses histoires qu’il racontait avec une verve passionnée, et aux séductions desquelles Tom lui-même ne restait pas insensible. Tantôt c’était quelque ancienne chronique d’Ecosse, tantôt quelque tragédie d’Eschyle ou de Sophocle qui défrayaient leur impatiente curiosité, et tandis que le frère admirait surtout les grands coups d’épée de Bruce ou de Wallace, la sœur s’attendrissait aux souffrances de Prométhée ou de Philoctète.

À ce dernier nom se rattache un des souvenirs de cette enfance déjà si lointaine. La veille du jour où Maggie devait retourner chez son père, elle se trouva seule un moment avec Philip, qui, toujours studieux, préparait son devoir. Ils étaient devenus fort bons amis, et la jeune fille vint s’accouder à la table où il travaillait.

— C’est du grec, ceci ? lui demanda-t-elle… Et ce doivent être des vers… Les lignes sont si courtes…

— Oui, répondit-il, c’est l’histoire de ce pauvre boiteux dans l’île de Lemnos,… celle que je vous racontais hier soir, vous savez ?

Et, charmé de l’interruption, il avait levé la tête pour contempler plus à l’aise ce visage dont l’expression le charmait. Maggie, toujours distraite, ne répondit rien. Ses regards rêveurs erraient dans le vide. Elle ne pensait déjà plus ni à Philip ni au livre de Philip.

— Maggie, lui dit tout à coup celui-ci, qui la contemplait toujours,.. si vous aviez un frère comme moi, l’aimeriez-vous autant que vous aimez Tom ?

— Quoi ?… que dites-vous ? demanda Maggie, tressaillant à cette question qui venait troubler sa rêverie. Et quand Philip l’eut répétée : — Oh ! certainement, répondit-elle sans hésiter,… et bien mieux encore… Non, cependant,… non,… pas mieux. Je ne sais si cela me serait possible ;… mais je vous plaindrais tant…

Ces mots : je vous plaindrais, dans leur poignante naïveté, firent monter le rouge au front de Philip. Tout son être se révoltait à l’idée d’être pour Maggie un objet de pitié. Si enfant qu’elle fût, elle comprit le mal qu’elle lui avait fait sans le vouloir. C’était la première fois qu’une parole lui échappait, indiquant qu’elle avait pris garde à la difformité de Philip. Elle en eut un vrai remords.

— D’ailleurs, ajouta-t-elle avec empressement, vous avez tant d’intelligence,… vous jouez si bien du piano,… vous chantez si bien… Je vous assure que vous me plaisez beaucoup… Quand Tom s’en irait, vous resteriez près de moi… Vous m’enseigneriez tant de choses… Vous m’enseigneriez le grec, n’est-ce pas ?

— Mais non ! reprit Philip, vous allez nous quitter : on va vous