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« Je suis chasseur, reprit l’enfant, et ma main sûre
Sans pitié frappe au cœur et creuse une blessure.
Mes victimes, troupeau superbe et languissant,
Arrosent leur chemin de larmes ou de sang :
L’incurable poison de mes flèches les brûle. »

« Moissonneuse d’hiver, moissonneuse d’été,
Tel est mon nom, vivant comme l’éternité !
Mon bras eût pu jadis lasser les bras d’Hercule.
À toute heure, le jour, la nuit, dans l’univers,
Au sud, au nord, à l’est, à l’ouest, je moissonne,
Fauchant, fauchant toujours les épis mûrs ou verts.
Mon labeur est sans haine et jamais ne pardonne. »


II


L’enfant sourit. La femme essaya de le voir,
Pour surprendre à son front le secret de son âme.
Ce fut en vain : l’éclair avait éteint sa flamme ;
Rien que les profondeurs du vaste horizon noir !
Le ciel désespéré sanglotait dans l’orage,
Et la pluie obstinée, en fouettant leur visage,
Sur leur cou débouclait leurs cheveux ruisselans.
Dans la route fangeuse ils marchaient à pas lents.
La moissonneuse dit : « Hâtons-nous ! l’heure sonne,
Semant au loin l’horreur de son lugubre glas.
Tu sécheras ton corps demi-nu qui frissonne,
Dans un bain de sommeil tu te reposeras,
Et tu courras demain où le destin t’appelle. »

En approchant du but, leur pied prenait une aile ;
Ils allaient. L’ouragan déjà s’était enfui,
Et, comme dans la nuit de Noël brille un cierge,
Sous les plis d’un nuage une étoile avait lui.
Le jeune homme poussa la porte de l’auberge,
Qui céda d’elle-même. Ils franchirent le seuil.
Sur un vieux banc posée, une lampe fumeuse
Jaunissait les murs gris de sa clarté douteuse.
Le foyer saccagé, complice d’un grand deuil,
Semblait se souvenir d’une récente histoire :
Sur la table traînaient les débris d’un festin,
Deux des souillés de lie, un bracelet d’ivoire,
Une escarcelle vide et quelques brocs d’étain.