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qu’elles se distinguent ; c’est dans leur extraordinaire ensemble et par l’irrésistible impression qu’elles produisent qu’il faut les juger. Le nom du peintre d’Urbin est devenu dans toutes les langues le synonyme de beauté, de grâce, de séduction. On l’appelle le divin, et le culte dont il est l’objet, si légitime à tant d’égards, est loin d’être sans superstition. On ne doit le comparer qu’à ses pairs, et je ne veux pas lui opposer les Vénitiens, qui le dépassent en splendeur et en éclat. Quant à ses rivaux véritables, il n’est sans doute pas créateur comme Michel-Ange, hardi, puissant, sublime comme lui ; mais il faut laisser le géant florentin dans son incomparable et solitaire grandeur. Si Raphaël n’a pas habituellement la science de Léonard, son intelligence des passions de l’âme, sa facture si précise, si arrêtée et si large en même temps, s’il n’a pas au même degré que le Corrège la sensibilité pénétrante, la profondeur d’impression, le sentiment de la beauté exquise et grandiose, ni le charme de la couleur, ne peut-on pas dire cependant qu’au moins, dans quelques-uns de ses ouvrages les plus accomplis, dans ceux où il a mis sa pensée tout entière, qu’il a exécutés de sa main, sur lesquels il a concentré toutes ses forces, il égale, s’il ne surpasse ces deux grands maîtres, même sur leur propre terrain ? Corrège a-t-il jamais rien fait de plus gracieux, de plus touchant, de plus poétique que le chœur des anges dans la Sainte Cécile, ou que la Galatée de la Farnésine ? Léonard a-t-il rien dessiné de plus ample et de plus précis, rien modelé de plus magistral et de plus parfait que le portrait du Joueur de violon du palais Sciarra ? Par la richesse, la variété, le bonheur et l’abondance de la composition, par le sentiment de la beauté gracieuse dans la forme humaine, par l’étonnante et facile fécondité de son imagination, sans contestation possible, Raphaël est le premier. Aussi, d’un consentement unanime, en a-t-on fait en quelque sorte l’incarnation de l’art moderne. Il le représente en effet mieux et plus complètement que personne. Organisation universelle, nature intelligente et, le dirai-je, heureuse entre toutes, il a tout compris, tout senti, tout exprimé. Sa peinture s’adresse à tous les esprits, à toutes les facultés, à tous les goûts. Plus qu’aucune autre, elle parcourt dans son étendue entière le clavier de l’âme humaine. Sensible et gracieuse, elle atteint parfois les plus hauts sommets de l’art, et, toujours revêtue de beauté, elle séduit facilement et entraîne l’esprit. C’est dans la réunion extraordinaire des qualités les plus diverses et dans cette merveilleuse harmonie qu’il faut chercher son originalité et l’explication de la faveur universelle dont elle jouit.


CHARLES CLEMENT.