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elle eût conservé son caractère primitif, si on eût pu la considérer comme le réveil dangereux d’un penchant de jeunesse, favorisé par les rancunes de l’épouse, Ghislaine eût sans doute fini par comprendre la nécessité d’y résister ; mais quel scrupule pouvait-elle avoir maintenant, elle, dont la pensée planait perpétuellement dans les régions célestes, et que les naïves religieuses étaient disposées à considérer comme une espèce de sainte ? Aussi n’éprouvait-elle aucun embarras lorsque l’envie lui prenait d’ouvrir son cœur à Yvonne. Le salut des âmes n’est-il point une préoccupation essentiellement chrétienne ? N’est-il pas permis de songer à celles qui sont exposées à de plus grands malheurs, surtout quand on n’est pas resté étranger aux accidens qui peuvent avoir pour elles des conséquences si terribles ?

La veille du jour que l’église romaine consacre à la mémoire des morts, Ghislaine s’était endormie vers onze heures du soir. À peine avait-elle fermé les yeux, qu’une affreuse tempête commençait à gronder dans les gorges des montagnes. Rien n’est sinistre comme un ouragan nocturne au milieu des vallées alpestres. Les murs fragiles des chalets, rudement secoués par les vents furieux, semblent gémir, et l’on dirait qu’à chaque instant les toits, malgré les lourdes pierres dont on les couvre, vont être emportés jusqu’au fond des abîmes. L’orage ne troublait pas le sommeil de la duchesse, qui paraissait aussi paisible que celui d’un enfant. De temps en temps, un faible sourire entr’ouvrait ses lèvres pâles, qui murmuraient des paroles inarticulées. Tout à coup elle se mit sur son séant avec une raideur automatique, quitta son lit, et, s’enveloppant dans une robe de chambre, se dirigea vers le piano. Yvonne, qui avait toujours entendu dire qu’on devait se garder de mettre le moindre obstacle aux mouvemens des somnambules, resta auprès du lit, tandis que Ghislaine commençait à jouer un air de la Dalécarlie :

Perdus tous deux dans le steppe infini…

Cet air mélancolique, dont les notes se mêlaient aux rugissemens de la tempête, pareils aux plaintes lugubres des âmes en peine, ébranla singulièrement les nerfs de la religieuse bretonne. Elle se voyait franchissant, avec un être aimé, les murs de la sombre retraite où elle avait enseveli son cœur et sa jeunesse, pour se lancer dans les espaces sans limites du vaste monde. De grosses larmes coulaient de ses yeux, comme ces larges gouttes de pluie qui, aux premières matinées de l’été, descendent lentement d’un ciel orageux sur les sommets des Alpes. Absorbée dans ces douloureuses réflexions, elle oublia un instant et Ghislaine et ses devoirs de garde-malade. Quand elle sortit de sa douloureuse extase, Ghislaine était