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découragement profond. Son activité morale avait reçu de cette secousse de vives atteintes. Ce que ses idées avaient d’original ou même de personnel s’effaçait peu à peu. Le scepticisme indécis qui avait remplacé son ancien dogmatisme lui avait inspiré une sorte de respect pour les opinions dominantes et pour les faits accomplis. La seule pensée de s’exposer aux traits de la satire lui inspirait une véritable terreur. Le docteur Paul Ivanovitch, qui commençait à se désoler de cette apathie, relevait par momens son courage. C’est ainsi qu’il lui démontra la nécessité d’une courte apparition à Katzis, où la duchesse avait, disait-elle, d’importantes communications à lui faire. Sans croire à l’importance de ces communications, le médecin russe était convaincu que le vicomte devait essayer tout ce qui serait possible pour calmer l’exaltation de Ghislaine et la ramener à une existence moins excentrique. Il ne dissimulait pas les inquiétudes que lui inspirait l’état de la jeune femme : l’irritabilité de ses nerfs pouvait se calmer avec le temps ; mais plus d’une fois les douleurs qu’elle éprouvait dans la région du cœur lui avaient fait redouter une de ces cruelles maladies qui frappent leurs victimes avec la rapidité de la foudre, et que le chagrin aggrave d’une manière redoutable. Lorsque Norbert apprit ces détails, il s’empressa de franchir le Bernardino. Cependant, lorsqu’il arriva à Katzis, il fut assez déconcerté en apprenant que la duchesse était trop malade pour le recevoir, et qu’il serait forcé de passer quelques jours dans un village des Grisons.

Le lendemain, Ghislaine lui écrivit qu’elle allait beaucoup mieux, et qu’elle tâcherait de le faire attendre le moins longtemps possible. Malheureusement les pensées qui fermentaient dans sa tête ne lui permettaient pas de prendre le repos nécessaire à son rétablissement. Sans cesse elle répétait à Yvonne, qui lui servait de garde-malade et qui veillait impassible à côté de son lit, les discours touchant qu’elle avait préparés pour réveiller dans le jeune homme la foi de ses aïeux. On eût dit que, cette entreprise couronnée de succès, le monde du repos et du bonheur devait s’ouvrir devant elle, et qu’elle allait y précéder un ami que les décrets du ciel appelaient à l’y rejoindre dans le plus bref délai. Cette ardeur mystique, voisine de l’hallucination, lui suggérait des accens d’une éloquence bizarre, mais entraînante. Elle parlait de l’union des âmes dans la paix éternelle avec l’enthousiasme d’une Catherine de Sienne ou d’une Thérèse de Cépède. Sans qu’elle parût s’en apercevoir, elle cédait à la puissante influence d’un sentiment qui, en changeant de forme, était arrivé à un remarquable degré d’énergie. N’était-il pas naturel qu’une passion primitivement assez mondaine devînt chaque jour plus profonde en se dégageant de ses élémens terrestres ? Si