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résigne, même dans les chagrins les plus sincères, à n’être qu’un rouage insignifiant ? D’ailleurs Norbert était obligé de s’avouer que sa passion pour Ghislaine avait exercé une incontestable action sur la destinée de la jeune femme.

C’est encore au milieu des plus charmans paysages de la Suisse italienne que se déroulèrent presque devant moi les dernières scènes de ce triste drame. Avant de quitter Lugano et de m’embarquer sur le Lac-Majeur pour les îles Borromées, j’avais l’intention de m’arrêter à Locarno. Je ne quittais pas sans regret les rives heureuses du Lago-Ceresio. Lorsque j’entrai dans la calèche qui m’attendait devant l’hôtel du Parc, le soleil dardait ses flèches d’or sur les campaniles de Lugano. La campagne rayonnait d’une splendeur indescriptible. Les monts retentissaient du cri des grives chanteuses ; le thym et le serpolet exhalaient leurs parfums le long des haies, où les tiges anguleuses du houblon, parées de grappes vertes, s’enlaçaient aux branches des sureaux et de la viorne-aubier. Les torrens mêlaient leur voix à celle des bouvreuils et des fauvettes. Le magnifique paon du jour nageait dans une atmosphère limpide, pareil à ces fleurs que le vent balance un moment dans les airs. La mésange au bec fin secouait ses ailes cendrées sur les pierres luisantes, tandis que l’alouette s’élançait joyeusement vers un ciel plus bleu que les plus beaux saphirs. La route serpentait dans le val d’Agno, digne d’être chanté par un Théocrite, qui mène au Monte-Cenere, dont le sommet dépassait les collines couvertes de maisons aux larges arcades, de vignes capricieuses et de verdoyans pâturages. Dans les villages de Vesia, de Cadempino, de Taverne, de Bironico, s’épanouissaient aux fenêtres des œillets rouges dont les tiges bleuâtres voilaient la brune figure des jeunes Tessinoises à l’œil vif et curieux. Le chemin était borné de ronces en fleur et d’églantiers aux corolles roses et blanches. Des milliers d’insectes bourdonnaient dans la fleur de pourpre des rhododendrons ou dans la cloche azurée des campanules. L’âme se sentait involontairement pénétrée de la sérénité de cette nature souriante.

Le chemin, après avoir gravi les pentes du Génère, où grandissent d’admirables châtaigniers au tronc noir et rugueux, descend vers le val Leventina, vallée véritablement arcadienne, arrosée par le Tessin, qui se précipite en grondant des sommets sublimes du Saint-Gothard. Au loin, Bellinzona, qui garde le passage des Alpes avec ses vieilles tours féodales, se perdait dans la brume qui rampait dans les gorges des montagnes. Sous mes pieds s’épanouissait la vallée avec ses moissons qui renaissent deux fois dans l’année, ses champs symétriquement découpés, bordés de peupliers et de saules, sa rivière remplie d’îlots sablonneux, dont les ondes, un moment paresseuses, se traînent languissamment vers le Lac-Majeur, où elles