Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 27.djvu/647

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans cette belle contrée, qu’ils prolongèrent leur course et n’arrivèrent à Lugano qu’à la fin de décembre.

Pour moi, qui ressentais encore la fatigue des longs voyages que j’avais entrepris cette année en Russie, en Bavière, aux bords du Rhin et en Belgique, j’avais passé très paisiblement sur les rives du Lago-Ceresio le commencement de ce qu’on appelle partout la mauvaise saison, et qui ressemble dans le Tessin à un véritable printemps. Sur cette terre aimée du ciel, la nature est dans une perpétuelle activité. À peine les mûriers ont-ils perdu leurs dernières feuilles que les primevères d’un or pâle commencent à étoiler le gazon. Bientôt des pervenches plus bleues qu’un ciel d’été se montrent au pied des coteaux abrités. L’ardent soleil qui fait croître les aloès dans les rochers voisins de Lugano fournit aussi aux scorpions leur poison redouté. La base du San-Salvadore fourmille de vipères, tant le ciel du midi prodigue à la fois les biens et les maux. Rien cependant pour les âmes attristées par la mélancolie du septentrion, rien ne saurait être aussi salutaire que l’influence de ce soleil brûlant. Aussi, lorsqu’ après avoir visité Bellinzona, le vicomte Norbert (c’était le nom du jeune Belge) fut arrivé à Lugano, il parut se transformer momentanément dans cette atmosphère vivifiante. Entre les deux voyageurs et moi, les rencontres étaient fréquentes, et nous échangions volontiers nos pensées, quoique différant presque toujours d’opinion. Loin de craindre les discussions contraires aux croyances naïves de sa chère Flandre, le vicomte Norbert les provoquait avec une certaine résolution. Rien n’autorisait à croire qu’il eût renoncé aux convictions de sa jeunesse dans ce qu’elles avaient d’essentiel, mais il n’était pas difficile de se convaincre qu’il accepterait, en dernière analyse, les opinions les plus opposées aux préjugés de sa race.

Après s’être promenés quelques jours à Lugano et aux environs, les deux étrangers s’établirent à Capolago, à l’extrémité méridionale du Lago-Ceresio, dans une charmante maison peinte en rose pâle, que leur avait louée un bourgeois de Mendrisio, qui ne l’habitait qu’en été. Le jour où le vicomte partit pour sa nouvelle résidence, il avait cueilli sur les flancs du San-Salvadore un gros bouquet de roses de Noël. Son compagnon le railla un peu sur l’attention émue avec laquelle il contemplait de temps en temps le grand calice d’albâtre de cette magnifique fleur, qui l’hiver transforme la montagne en un véritable jardin. Norbert ne répondit que par un triste sourire. Un épais brouillard, qui cachait à nos yeux les sommets du San-Salvadore et du Monte-Caprino, enveloppait ce jour-là et la ville et le lac. Peut-être l’aspect mélancolique du paysage avait-il momentanément rendu à l’imagination du jeune homme sa