Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 27.djvu/645

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les traîneaux causaient entre eux dans cette admirable langue que le monde civilisé envie à la belle Ausonie. J’éprouvai une véritable joie d’enfant en écoutant ces mots harmonieux qui me rappelaient et l’héroïque Venise et les jours sans nuages que j’y ai passés, quand la ville de saint Marc renversait dans la poussière l’étendard jaune et noir, et quand le drapeau tricolore de l’Italie ressuscitée flottait triomphalement sur les lagunes. Le voyageur belge parut surpris de mon air joyeux, qui faisait,’ il faut l’avouer, contraste avec les regards mélancoliques qu’il promenait sur les sombres montagnes dont nous étions environnés.

Des traîneaux nous attendaient dans la cour de l’hôtel. Rien de moins comfortable que les légers véhicules usités dans cette partie des Alpes : chaque traîneau renferme deux places ; le cocher se tient debout par derrière, et les bagages doivent être transportés, non avec les voyageurs, mais bien sur des traîneaux séparés. Une pluie de neige tombait sur nos frêles équipages. Bientôt cependant les lourdes vapeurs qui planaient sur les montagnes commencèrent à se déchirer, et un ciel d’azur, le ciel de l’Italie, resplendit dans les intervalles des nuages. À Hinter-Rhein, il faisait le plus beau temps du monde. Hinter-Rhein doit son nom au voisinage de la source du Rhin postérieur qui sort du glacier de Rheinwald, au pied du Moschelhorn et du Vogelberg, deux des plus hautes montagnes des Grisons, formant un groupe nommé par les Italiens Monte-Adula (le Mont-Adule de Boileau). Le pont qui traverse le fleuve est situé à une petite distance du village. À notre droite se dressait la masse colossale du Moschelhorn ; à gauche s’élançait dans le ciel bleu le noir sommet du Mittaghorn.

Quand on a franchi le pont du Rhin, on s’élève par une série de zigzags sur le flanc septentrional du Bernardino. La route était couverte d’une épaisse couche de neige. Malgré la légèreté de notre traîneau, les chevaux avançaient avec peine. Durant cette longue ascension, on est assez disposé à la causerie. Cependant les deux voyageurs, qui me précédaient de quelques pas, se taisaient presque constamment. Le plus âgé essayait en vain d’engager la conversation, il n’obtenait pour toute réponse que des monosyllabes. Son attention se concentrait de plus en plus sur le magnifique paysage qui se déroulait à nos pieds. Il ne semblait nullement préoccupé des dangers qui, sans être bien redoutables, inquiètent ordinairement les voyageurs qui franchissent les Alpes. Les conducteurs avaient quitté leurs places en nous abandonnant à l’instinct des chevaux. La route est tellement étroite et domine des abîmes si vastes que cette insouciance ne paraissait pas sans péril. Aussi, plus nous nous élevions sur les pentes du Bernardino, plus mes compagnons de route devenaient