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des guerres continuelles avec les Persans et les Géorgiens, disaient d’eux-mêmes : « Un homme de Kars vaut deux hommes d’Achaltziche, trois d’Érivan. » Réunis sur la place, les habitans exprimaient leurs sentimens avec le calme de l’Orient, mais l’amertume n’en était pas moins réelle. « Dieu est grand ! s’écriaient-ils ; mais est-ce possible ? Les giaours sont à nos portes, et les armes nous tombent des mains ! Que n’avons-nous péri le jour de l’assaut ! Du moins nous apparaîtrions purifiés de nos péchés devant le Tout-Puissant, et nos yeux ne verraient pas le triomphe de nos ennemis ! » Les femmes éclataient en sanglots. Les soldats brisaient leurs armes, s’en prenant aux pachas, au sultan lui-même ; ils exhalaient leur rage en imprécations que, dans leur plus grande détresse, ils n’avaient jamais osé proférer. « En ce moment, dit le docteur Sandwith, le colonel Williams parut à cheval sur la place ; tous coururent à lui, l’entourèrent, baisant ses étriers, appelant les bénédictions de Dieu sur la tête du vaillant défenseur de Kars. « Où allez-vous ainsi, notre pacha ? lui criaient-ils. — Il faut que je vous quitte, répondit Williams, je suis prisonnier. — Ne nous abandonnez pas, notre pacha ; nous vous suivrons partout où vous irez. Vaï, vaï ! la dernière heure de l’islam est-elle donc venue ? »

Le 28 novembre, les derniers soldats de l’armée d’Anatolie mirent bas les armes. Les neiges amoncelées sur les flancs de l’Ararat étaient désormais de ce côté le seul obstacle qui arrêtât les Russes. Heureusement la guerre d’Orient touchait alors à sa fin. Quelques mois après, la Russie se laissait dicter par les alliés les conditions de la paix et rendait Kars à ses anciens maîtres. La dernière heure de la Turquie n’avait pas encore sonné.

Nous ne saurions l’oublier cependant, la cause première des désastres de l’empire subsiste toujours. Cette cause, le récit que nous venons de faire l’a mise en relief à chaque page ; nous la retrouvons toujours la même, chaque jour plus active, déshonorant, à partir du XVIe siècle, les annales des Turcs, et annonçant après le déclin la décomposition. Ne semble-t-il pas que nous soyons appelés avoir s’accomplir les destinées que prédit jadis a l’empire ottoman un des confidens de Soliman le Grand, Chemsi-Pacha ? « Enfin je tiens ma vengeance, dit au kiaja Aali-Pacha ce dernier héritier de la dynastie des Kizil-Ahmedlou ; la race d’Othman a précipité la mienne du trône : à mon tour j’amènerai sa ruine. — Comment donc ? dit le kiaja. — En déterminant le sultan lui-même à prendre part à la corruption qui déjà nous envahit. Je lui ai compté quarante mille ducats, j’ai versé le poison ; la coupe est bue, et le jour viendra où l’empire tombera en pourriture. »


SAINT-PRIEST, duc D’ALMAZAN.