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M. Thiers le constatera certainement avec cette puissance de démonstration dont il possède le secret : en présence d’un tel malheur pour le droit et pour la liberté, devant les vengeances de l’étranger devenues presque légitimes et les réactions intérieures rendues inévitables, l’équilibre ne sera plus possible entre l’admiration pour le génie et la sévérité pour les fautes. C’est donc un bonheur pour l’équité historique que M. Thiers se soit résolu à poursuivre son œuvre jusqu’à la seconde abdication ; mais je n’hésite point à penser qu’il n’en sera pas ainsi pour la mémoire de Napoléon. Nous le montrât-il aussi merveilleux de prévoyance et de sang-froid sur le champ de bataille de Waterloo que sur celui d’Austerlitz, dût-il venger son héros, au point de vue militaire, de toutes les imputations des partis, cette réhabilitation technique profiterait fort peu en définitive à la grandeur de l’empereur dans l’histoire. Qu’un général ait commis certaines fautes, ou qu’il ait perdu une bataille conformément à toutes les règles, ce sont là des questions spéciales qui ont assurément une importance fort naturelle pour les écoles d’état-major, mais qui en ont assez peu devant la postérité. Celle-ci ne juge pas comme un conseil de guerre : elle ne sépare jamais, grâce à Dieu, le général de sa cause ; celui-ci portât-il dans l’exercice de son art la profondeur de Newton, y déployât-il à la fois l’impétuosité de Condé et la prudence de Turenne, elle ne s’intéresse guère plus à ses succès qu’à ses revers, si, lorsqu’il joue au jeu terrible des batailles, il demeure étranger à toutes les idées qui font à la fois et notre honneur et notre torture. Depuis Rivoli jusqu’à Marengo, Napoléon représenta la France de la révolution se réhabilitant par la gloire. Depuis Austerlitz jusqu’à Friedland, on le voit mettant le monde en coupe réglée pour accomplir une œuvre dont une tragique expiation ne peut faire oublier les désastreuses conséquences. C’est ainsi que cette carrière, où les malheurs finirent par dépasser les fautes, se présentera sous deux aspects divers à mesure que la vérité se dégagera du mythe, de telle sorte que l’on peut parfois se demander si la postérité, à qui seule appartiennent les grandes justices, en plaçant le vainqueur de l’Italie et de l’Égypte, l’auteur des codes et du concordat, entre Charlemagne et César, ne ballottera pas entre Charles XII et Pyrrhus l’homme de Bayonne et de Moscou.


Louis DE CARNE.