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comme sacrifiée à une ambition insensée, connaissait maintenant, par l’horreur des résultats, les inconvéniens d’un gouvernement sans contrôle. Désenchantée du génie de Napoléon, n’ayant jamais cru à sa prudence, mais ayant toujours cru à son invincibilité, elle était à la fois dégoûtée de son gouvernement, peu rassurée par ses talens militaires, épouvantée de l’immensité des masses ennemies qui s’approchaient, moralement brisée, en un mot, au moment même où elle aurait eu besoin, pour se sauver, de tout l’enthousiasme patriotique qui l’avait animée en 1792, ou de toute l’admiration confiante que lui inspirait en 1800 le premier consul ! Jamais enfin plus grand abattement ne s’était rencontré en face d’un plus affreux péril[1] ! »

L’irritation contre ce pouvoir sans prévoyance était assurément trop justifiée, lorsqu’on mettait en regard des dangers qui menaçaient le pays au mois de janvier 1814 les ressources avec lesquelles on lui demandait d’y faire face. Voici quel en était le bilan d’après M. Thiers.

Sur le Rhin, 50,000 bons soldats, suivis de 50,000 traînards ou malades, devaient faire face aux 300,000 hommes de la coalition, derrière lesquels s’avançait au nord l’armée de Bernadotte. En Italie, 36,000 combattans, conscrits pour la plupart, se trouvaient aux prises avec 60,000 Autrichiens, dans un pays à moitié soulevé déjà, et lorsque Murat traitait secrètement à Naples avec les émissaires des alliés. Sur les Pyrénées, 75,000 vieux soldats, débris héroïques des grandes batailles, conduits à tous les désordres par un long désespoir, défendaient les marches méridionales de la France, depuis Bayonne jusqu’à Perpignan, contre lord Wellington, à la tête de deux armées victorieuses représentant une force de plus de 170,000 combattans, grassement soldés par l’Angleterre et exaltés par le succès. La politique téméraire qui avait exclu jusqu’à la possibilité d’un échec des chances de l’avenir avait, à cette heure décisive, enchaîné aux extrémités du continent les bras de 140,000 Français, les meilleurs soldats que comptât notre armée, et ces soldats tenaient alors garnison dans les plus lointaines places de guerre du grand empire dont Napoléon s’était refusé jusqu’à la dernière extrémité à désorganiser le cadre fatal. Prisonniers dans leurs anciennes conquêtes, ces tristes otages contenaient à peine les populations soulevées autour d’eux. Les deux lignes de places fortes construites par nos pères pour protéger la France de l’histoire et celle de l’avenir étaient dégarnies par l’envoi d’un matériel immense hors de nos frontières. Rien à Strasbourg, ni à Metz, ni à Lille, mais en revanche des milliers de canons et des approvisionnemens gigantesques

  1. M. Thiers, tome XVII, page 21.