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limite de la toute-puissance en délire fut atteinte sans doute afin de laisser comprendre aux hommes que le plus grand fléau infligé à la terre, c’est le génie hors de la vérité et la force séparée du droit.

Par des mesures dont M. Thiers a exposé l’ingénieux mécanisme, l’empereur Napoléon atténuait singulièrement pour lui-même les prescriptions qu’il entendait imposer aux peuples vassaux dans leur impitoyable rigueur. La Russie, qui avait accepté le principe des prohibitions françaises, s’efforçait, en s’y conformant, de ménager du moins les intérêts vitaux d’un grand empire agricole. Trompée par les déférences qui, à Erfurt, lui avaient voilé sa situation véritable, elle prétendait demeurer dans l’alliance sur un pied d’égalité dont l’empereur Napoléon ne supportait pas la pensée. Le spectacle d’une politique indépendante lui apparaissait à la fois comme un péril pour son empire et comme une sorte d’attentat contre le droit divin de son génie. La guerre de 1812 ne sortit point du débat commercial qui lui servit de prétexte ; Napoléon estima cette lutte nécessaire pour raffermir l’opinion ébranlée de l’Europe, en prenant contre la Russie une éclatante revanche de l’insurrection espagnole. Fasciner les uns par la terreur, les autres par l’admiration : tel fut le double mobile d’une politique qui ne s’inquiétait plus de frapper juste, pourvu qu’elle frappât fort. Il fallait que la course fatale se continuât jusqu’aux frontières de l’Asie ; il fallait que le conquérant pénétrât dans Moscou, après quoi, si Dieu ne l’y avait arrêté court, il serait allé jusqu’à Calcutta, faute de pouvoir arriver à Londres. Il partit donc, traînant à sa suite un million d’hommes, parmi lesquels figuraient les contingens de tous les peuples vaincus, étranges alliés qui n’avaient entre eux d’autre lien qu’une haine commune contre leur vainqueur. Déjà cependant le grand drame touchait à sa fin, et les pieds d’argile de la statue allaient heurter contre un caillou. Quelques moujiks armés d’allumettes abattirent dans une nuit la puissance devant laquelle se taisait le monde ; le rêve se dissipa à la fumée d’un incendie, et l’Europe s’arma pour sa délivrance, pendant que son maître foudroyé s’agitait, comme l’archange de Milton, entre une mer de glace et un enfer de feu.


II

Quelques mois suffirent pour faire disparaître l’empire, qui avait mis dix ans à s’élever. En cessant de paraître invincible, il perdait sa raison d’être, car à la force abusant d’elle-même il faut la complicité constante de la fortune. Peintre étincelant de nos victoires, M. Thiers s’est surpassé dans le tableau des désastres qui remplissent ses trois derniers volumes. Ces pages, où s’étalent tant de tortures