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décrétées par lui contre l’Angleterre, se préparait à rejeter la Russie dans ses steppes et dans ses déserts, sitôt qu’il s’agissait de la Pologne, n’entrevoyait plus que difficultés, ne parlait plus que de ménagemens pour les cabinets copartageans, de respect pour les traités européens ! Au fond, Napoléon ne voyait peut-être dans les nationalités que l’idéologie du droit public. Devant ce terrible joueur, incessamment penché sur l’échiquier des batailles, un peuple n’existait que par son armée et ne comptait que par elle ; les forces morales n’avaient à ses yeux d’importance qu’autant qu’elles servaient à la discipline sociale. Pour lui, la stratégie était donc le dernier mot de la politique, et chaque fois que l’empereur couchait sur un champ de victoire, il croyait avoir creusé le sépulcre d’une nation.

En appréciant les parties antérieurement publiées de l’œuvre de M. Thiers, j’ai essayé d’exposer la filiation des idées et des faits qui, des murs de Vienne, allaient conduire l’empereur Napoléon à Rome, à Madrid et à Moscou. La Prusse, écrasée la première à Iéna, ne parvint pas à rétablir par le sort des armes son honneur compromis dans une négociation cynique ; contraint à l’ambition par la terreur, son malheureux roi, qui du pillage du monde avait espéré retirer au moins le Hanovre, y perdit d’un seul coup la moitié de ses états. Un trône de famille fut érigé en Westphalie pour consommer la dénationalisation germanique, et Napoléon crut sa domination consolidée en Allemagne parce qu’il n’y comptait plus que des vassaux couronnés par sa main ou des ennemis anéantis par ses armes. Déjà gravement atteinte à Austerlitz, la Russie subit à Friedland le même sort que ses alliés, et ne dut un reste de prestige qu’à la générosité fort calculée du vainqueur.

Tilsitt marque le point culminant de l’ère napoléonienne ; cette paix, complément de celle de Presbourg, fut à l’empire ce que celle de Lunéville avait été au consulat. Sanctionnant toutes les acquisitions consommées, ratifiant d’avance toutes les spoliations déjà méditées en Espagne et en Portugal, ce traité attribuait en fait l’empire du monde à Napoléon depuis le Tage jusqu’au Niémen, et la Russie recevait en échange la vague permission de caresser le rêve de Catherine, dont son nouvel allié était d’ailleurs fort résolu à ne jamais souffrir l’accomplissement, même partiel. Le droit d’aller en Finlande conquérir des rochers héroïquement disputés fut pour l’empereur Alexandre le seul résultat effectif de cette éclatante entrevue avec le grand homme dont il se croyait l’ami et dont il était la dupe.

Si, dans ce jour décisif, Napoléon avait été aussi maître de lui-même qu’il l’était de l’univers, peut-être aurait-il donné un autre cours aux événemens. S’il avait eu, en dehors du soin de sa propre grandeur, le généreux instinct des grandes choses, il aurait pu relever