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une pensée toute contraire à celle qui l’avait inspirée se glissait en quelque sorte furtivement dans l’âme du premier consul, et le conduisait bientôt à entreprendre une œuvre sans aucun rapport avec celle qu’il poursuivait alors aux applaudissemens du monde. Lorsqu’en 1801 Napoléon signait l’immortel traité de Lunéville, il était déjà moins sage qu’il ne le laissait paraître ; dès cette époque, il avait en effet quelque chose à cacher à la France et peut-être à se cacher à lui-même, car il inclinait à sacrifier l’intérêt de son pays à une chimère, et commençait à se ménager sur l’Europe des perspectives de nature à changer le cours de ses desseins comme celui de nos destinées. Les stipulations de l’acte diplomatique arraché aux longues résistances de l’Autriche par les batailles de Marengo et d’Hohenlinden sont sans doute irréprochables, à ne les considérer qu’en elles-mêmes, car en exigeant la frontière des Alpes, le cours de l’Escaut et la rive gauche du Rhin, la France victorieuse s’assurait la juste compensation des agrandissemens que le partage de la Pologne, la conquête des Indes et les sécularisations germaniques avaient procurés à d’autres puissances. Malheureusement, si le traité de Lunéville était excellent dans ses dispositions écrites, il était funeste par ses réticences ou ses réserves, et ces omissions systématiques, toutes profondément calculées, révélaient déjà dans l’esprit inquiet de Napoléon des tentations désastreuses et des fascinations bientôt irrésistibles.

Fidèles à leurs instructions secrètes, ses plénipotentiaires n’avaient laissé mentionner dans le traité de 1801 ni l’Italie, ni la Hollande, ni la Suisse, contrées profondément troublées, sur lesquelles la France exerçait alors une autorité équivalente à une possession territoriale. Le silence significatif gardé sur le Piémont, sur Rome et sur Naples, la faculté qu’on semblait par là reconnaître à Napoléon de disposer à son gré des territoires italiens occupés par nos armées, sous la condition de laisser à ces pays une indépendance purement nominale, tel fut l’écueil élevé par la main même du premier consul contre l’empire au jour où l’heureux général commençait à en caresser la séduisante image.

Il était naturel que Napoléon, aussi séparé déjà des autres hommes par la gloire que les princes le sont par la naissance, et répondant en ceci aux plus profondes aspirations de la France, donnât à la nation un gage qui, à tous les services qu’il lui avait rendus, ajoutât l’illusion toujours déçue, mais toujours si chère, de la perpétuité. La reconstitution d’une royauté héréditaire était le dernier terme de la réaction commencée au 9 thermidor. Aller jusque-là, c’était donc faire un calcul bon pour le pays comme pour soi-même, à la condition toutefois de ne point se tromper sur l’esprit de cette réaction, et de ne point violenter l’idée pacifique et libérale qui survivait