Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 27.djvu/587

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’une de ces situations préparées par le cours des âges, dans lesquelles la Providence a besoin d’un homme, et où les nationalités menacées s’incarnent dans ceux qui les sauvent. La France de 1799 venait de faire une révolution dont elle continuait à aimer les principes, mais dont les résultats effectifs, sans trop ébranler sa foi, avaient fait évanouir la plupart de ses espérances. Le découragement avait succédé à l’enthousiasme, et, par une conséquence naturelle, les défaites avaient remplacé les victoires. C’était avec un gouvernement méprisé qu’il fallait résister à l’Europe, inexorable dans ses vengeances ; c’était à des partis dont elle ne voulait point le triomphe que la nation semblait fatalement conduite à remettre le soin de son avenir. Le général Bonaparte se sentit en mesure de la sauver sans lui imposer aucun sacrifice, de restaurer le pouvoir sans alarmer aucun intérêt et sans troubler aucune conscience ; toujours victorieux et grandi par les combats, il semblait résolu à ne plus faire la guerre que pour conquérir la paix, et marqua de la pointe de son épée les limites qu’il entendait garantir à la France pacifiée, en prenant le ciel et la terre à témoin de sa ferme résolution de ne jamais les dépasser. Dans ce plan, conçu avec une si audacieuse sagesse, la promptitude de l’exécution dépassa toujours la hardiesse de la pensée. En deux années, les plus fécondes peut-être de l’histoire, il eut relevé le crédit, la religion, la moralité perdue ; il prépara des codes devenus l’admiration du monde, et promulgua des institutions qui, si elles donnaient à l’administration une prépondérance alors universellement réclamée, ne gênaient cependant point la liberté dans ses manifestations essentielles. Jamais homme n’avait si bien deviné le sentiment public, jamais restauration sociale n’avait été accomplie avec une aussi sereine activité.

Le tableau du consulat est d’une simplicité antique. Toutes les lignes y sont précises, et l’œil ne s’y égare point dans le vague des horizons indéfinis. L’acteur consommé qui va bientôt monter sur la scène impériale pour ne la plus quitter, même à l’heure de son agonie, se sent assez dans la vérité pour ne pas éprouver encore le besoin d’enivrer les multitudes, et pour aller chercher, à travers tous les préjugés et tous les obstacles, le suffrage des esprits d’élite. Avec un instinct infaillible, il pénètre les pensées de la France sans prétendre au droit de lui imposer les siennes ; jusqu’au jour du consulat à vie, qui ouvre devant lui des perspectives nouvelles et semble changer brusquement le cours de ses pensées, il subordonne sa personne à son œuvre et ne grandit que par la grandeur de son pays.

Mais Bonaparte n’avait pu monter sur les hauteurs d’où il distançait de si loin les autres hommes sans se sentir pris de vertige. Pendant que la politique consulaire accomplissait les actes les plus sages,