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plus sympathique des intelligences se trouvait donc associée par un lien indissoluble au foudroyant génie auquel n’échappait aucun détail, ni dans la conduite de ses armées, ni dans le gouvernement de son vaste empire. Ces deux activités se multiplièrent en quelque sorte l’une par l’autre pour enfanter une œuvre où ni la précision des faits, ni les études techniques ne nuisent à l’émotion continue du drame : monument unique de labeur et de réflexion, qui rencontre l’idéal en affectant de le dédaigner, où l’admiration persistante de l’historien pour le héros laisse sans appel possible les arrêts du publiciste, et dans lequel la postérité prendra contre le grand homme qui abusa si cruellement de sa fortune tous les chefs d’une accusation d’autant plus terrible qu’ils se sont imposés pour ainsi dire malgré lui-même à la conscience de M. Thiers.

Ce livre est devenu le livre de tous. Pendant qu’à cette lecture le vieux médaillé de Sainte-Hélène essuie sur son front dénudé les ardentes sueurs du champ de bataille, le diplomate suit avec une sorte d’effroi silencieux les combinaisons du potentat qui mit dans sa main le globe de Charlemagne, et, sans altérer l’harmonie du tableau, l’administration porte son contingent de chiffres à côté des récits les plus animés ou des scènes les plus grandioses. M. Thiers a résolu en matière d’histoire le même problème que Shakspeare en matière de poésie : il a confondu les genres dans l’unité supérieure qui les embrasse, et il a triomphé de la théorie par la pratique. Que vaudraient des éloges auprès d’une telle popularité, et de quel poids pèseraient en face d’un succès sans exemple des critiques d’art empruntées aux rhéteurs sur la meilleure méthode historique ? Un tel ouvrage convie les publicistes à des devoirs plus sérieux, car il livre Napoléon au jugement de la postérité dans un récit authentique et complet, qui finit, sous l’entraînement de la vérité, et lors même que l’historien y semble le moins songer, par devenir un réquisitoire accablant.

J’ai déjà consigné ici les appréciations politiques qui m’ont été inspirées par l’histoire de M. Thiers[1]. En étudiant, il y a quelques années, la partie de ce grand ouvrage consacrée aux prospérités du règne, j’ai eu l’heureuse fortune de pressentir et de devancer les jugemens plus sévères qui s’imposent aujourd’hui à la conscience publique avec une irrésistible autorité. Pour recommencer un pareil exposé, il faudrait donc me répéter, et si les lecteurs de ce recueil ont, chose fort naturelle, oublié ces études d’une date déjà lointaine, je m’en souviens trop bien moi-même pour me croire le droit de les reproduire. Une autre perspective me reste ouverte :

  1. Le Consulat et l’Empire, livraisons des 1er janvier 1851, 15 février, 1er et 15 mars, 1er octobre 1854.