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LA CHUTE
DU GRAND EMPIRE

Histoire du Consulat et de l’Empire, par M. Thiers, tome XVII.

Le règne de Napoléon a deux aspects divers : à mesure que les impressions deviennent moins personnelles, l’histoire s’éloigne ; du point de vue où se placèrent la plupart des contemporains, et ses calmes sévérités succèdent aux jugemens passionnés des partis. L’éblouissante carrière ou la grandeur des revers égala celle des prospérités eut pour la France tout l’attrait d’un drame durant lequel les plus obscurs acteurs souffraient moins de leurs sacrifices qu’ils ne jouissaient de leurs émotions. L’armée s’était identifiée avec son général par la solidarité de la gloire et des périls ; devenue indifférente aux droits des autres comme aux siens, la nation profitait, sans l’avoir souhaité, de l’asservissement du monde : désintéressée du soin de ses destinées, déshabituée de toute prévoyance, il lui suffisait que son rôle fût grand, celui de son chef plus grand encore, et que chaque jour la victoire ajoutât un miracle à tant de miracles accomplis. Lorsque la politique impériale sombra sous la tempête évoquée par elle-même, le nouveau Prométhée, enchaîné sur un rocher de l’Océan, s’entoura d’un prestige qu’il avait à peine atteint au sommet de sa puissance. De son vivant, Napoléon se sentit devenir dieu, et il eut cette destinée que pour lui la poésie a précédé la prose, et que la légende a préexisté à l’histoire.

Mais le temps, encore plus meurtrier que la guerre, décimait l’héroïque génération dont le sang avait cimenté l’édifice impérial,