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il y avait dans cette intervention du ciel au milieu de cette action sanglante quelque chose dont il était impossible de ne pas être frappé. C’était un terrible et victorieux défi adressé à l’homme par la nature. Sous l’étreinte d’une main invisible, le bras humain était arrêté. Quand cet ouragan disparut, l’armée autrichienne s’était éloignée, et de notre côté la lutte ne recommença point. Bien avant pourtant dans la soirée, le canon se faisait entendre, encore. Des projectiles, lancés à grande portée, poursuivaient les masses ennemies dans leur retraite. Depuis quatre heures du matin jusqu’à neuf heures du soir, il n’est pas une minute où ne soit tombée une goutte de sang sur le plus grand champ de bataille peut-être qu’aient jamais fait trembler deux armées.

L’ordre du 24 juin prescrivait au commandant en chef du troisième corps d’établir son quartier-général à Médole ; mais le maréchal Canrobert voulut coucher, au milieu de ses troupes, dans le village de Rebecco. Notre état-major s’installa donc, au milieu de la nuit, dans l’église de ce village, qu’occupait déjà le général Renault. Entre ces fantaisies suprêmes de la guerre si remplies d’une sombre et attrayante grandeur, je n’oublierai point l’aspect que nous présentait l’église de Rebecco lorsqu’elle nous servit de dortoir. À la porte de cet édifice, déchiré par les projectiles et dominant des maisons en ruines, gisaient des cadavres. Je me rappelle tout particulièrement le corps calciné d’un soldat brûlé dans un gîte où s’étaient retranchés des tirailleurs. L’intérieur de l’église était éclairé par quelques cierges que nous avait fournis la sacristie. Les bancs, rapprochés les uns des autres et couverts de foin, formaient des lits de camp. Le maréchal Canrobert se jeta sur une de ces couches improvisées, où il ne tarda pas à goûter un profond sommeil. Je m’emparai du seul espace qui restât libre : c’était une marche du maître-autel. Mes regards, avant de se fermer, parcoururent quelque temps l’étrange gîte où je reposais. Une plaie béante à la voûte de l’église occupait surtout ma pensée : c’était un large trou fait par un obus, dont les fragmens étaient épars sur les dalles. Je m’endormis en contemplant la blessure de ces pierres sacrées.

Le 25 juin, le troisième corps allait camper à Solferino. Nous avions à traverser, pour atteindre notre nouveau bivouac, le champ de bataille tout entier. Nous étions partis à une heure avancée déjà de la matinée, de sorte que ces grandes campagnes m’apparurent toutes resplendissantes d’une douce et sereine lumière ; malgré la grande quantité de cadavres dont elles étaient parsemées, elles n’avaient point l’horrible aspect que présentent les champs de bataille étroits. Quelle différence entre ces plaines dorées et ce sol sinistre d’Inkerman, où l’on trébuchait à chaque pas contre des monceaux