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en se dissipant, me laissa voir comme, un lumineux royaume, la région de bruits et de feux où notre armée accomplissait des prodiges. Je découvris dans un lointain embrasé cette chaîne de hauteurs où les Autrichiens avaient le droit de se croire invincibles, Cavriana et la montagne prédestinée, la montagne glorieuse qui devait être le piédestal de notre victoire, ce pic droit, hardi, élancé que domine la tour de Solferino. J’ignore l’histoire de cette tour, je ne saurais en dire l’origine ; mais elle m’a confirmé dans cette pensée, familière depuis longtemps à mon esprit, que Dieu marque ici-bas chaque objet, inanimé ou vivant, d’un caractère en harmonie avec le rôle qu’il lui destine. Ce n’est pas un hasard qui a assigné cette place ni donné cette forme à ce spectre de pierre, témoin lugubre pour ceux-ci, pour ceux-là triomphal, d’une si longue et si puissante lutte. Quelque chose de brûlant me sembla passer devant mes yeux à la vision de ce champ de bataille. C’était pour moi comme la découverte soudaine d’un océan qu’un brouillard m’aurait dérobé. Cet océan, je connaissais toutes ses rumeurs et tous ses mouvemens, car j’étais moi-même, depuis nombre d’heures, un des atomes qu’il soulevait ; mais pour la première fois je contemplais son immense et resplendissante étendue.

Encore sous l’impression de ce spectacle, mais renfermé de nouveau, grâce à un redoublement de fumée, entre nos horizons habituels, je me livrais à une jouissance toute militaire. J’admirais avec quelle précision opéraient les troupes du général Trochu, disposées habilement en échiquier ; je voyais notre artillerie s’avancer et se mettre en bataille ; j’éprouvais enfin ce plaisir assez rare à la guerre, où les combinaisons des meilleurs esprits sont dérangées par tant d’incidens tumultueux, de voir se projeter nettement des traits dont je me rendais compte. Puis mon état de satisfaction intime était augmentée encore par une nouvelle qui venait de m’être annoncée : je savais que la division Bourbaki arrivait. Le vaillant officier qui avait eu le bonheur de porter les premiers coups à Inkerman allait peut-être avoir la fortune de porter les derniers coups à Solferino. Tels étaient mes sentimens et mes pensées, quand un orage violent et soudain se déchaîna sur le champ de bataille. Nous avions affaire à une vraie tempête. Le sol, remué par les trombes d’un vent furieux, soulevait des nuages d’une poussière brune qui nous aveuglait et faisait tourner nos chevaux. Une pluie torrentielle se ruait sur nous, pénétrait nos vêtemens, et rendait nos armes inutiles. À tous les bruits qui régnaient tout à l’heure avait succédé un seul bruit, le fracas d’un tonnerre incessant dont on était comme enveloppé. Ni notre temps ni notre armée ne peuvent assurément se prêter à l’interprétation superstitieuse des signes extérieurs ; toutefois