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arrivait. Il amenait avec lui une partie de sa division. Le général Trochu s’entretint tour à tour avec le maréchal Canrobert et le général Niel. Mon souvenir le plus net d’alors, c’est l’aspect d’une compagnie de voltigeurs que l’on avait fait coucher à travers les mais en attendant le moment où l’on allait redresser ces braves et les jeter contre l’ennemi. J’éprouvai, en passant devant cette ligne au pas de mon cheval, cette sorte de joie confiante, je dirai volontiers d’orgueil béat, dont plus d’une fois j’ai été saisi au milieu de notre armée. Il y avait tant de bonne volonté et de bonne humeur sur ces visages qui sortaient gaiement des épis. Malgré les boulets et les balles, on goûtait le bien-être d’un abri près de cette troupe calme et résolue. On y était abrité, en effet contre tout autre dam que celui du corps ; l’âme ne pouvait là recevoir aucune atteinte, même dans les régions où s’épanouissent ses plus délicats et ses plus irritables sentimens. Ces tranquilles soldats souriaient d’avance à la victoire, visible pour eux comme le sont pour les cœurs simples toutes les divines apparitions.

Le général Trochu prit ses dispositions d’attaque et se porta en avant. Comme il arrive lorsqu’on se bat de près, la mousqueterie, pendant quelque temps, parla presque seule ; puis les boulets, en revenant, annoncèrent que l’ennemi pliait. Quelques-unes de ces fusées qui sont si chères aux Autrichiens décrivirent au-dessus des arbres leurs cercles enflammés, et vinrent se briser sur le sol avec leurs longs frémissemens. Le maréchal Canrobert montait un cheval d’Orient qui l’avait souvent porté devant Sébastopol à l’entrée des tranchées. Malgré son habitude du feu, cet animal s’agitait, s’inquiétait, tournait sur lui-même, et, forcé sous la main de son cavalier à se tenir auprès des projectiles fumans, prenait ces expressions du cheval sur les champs de bataille, étranges et magnifiques expressions que je ne crains point d’évoquer dans un récit consacré aux choses remuantes du cœur. On peut, à côté de tous les aspects que donne au visage humain le jeu spontané des passions ou le travail inspiré de l’art, placer ce masque ardent, mystérieux, effrayé et terrible du cheval, quand il s’associe en tremblant à toutes les puissances des combats. Dans cette œuvre qui jaillit de ma mémoire comme les vieilles églises jaillirent, dit-on, de la foi avec d’innombrables figures où s’incarnent au hasard tous les caprices de la passion, que l’on me pardonne cette tête de cheval. Je la voyais, je l’ai montrée. Dans l’ordre impérieux de mes pensées, après ce souvenir infime vient le plus vaste de mes souvenirs.

J’aperçus tout à coup, en chevauchant à l’extrémité d’une sorte de sentier, ce que je n’avais pas vu encore, les énormes espaces qu’embrassait l’action de cette journée décisive. Un nuage de fumée,