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la division débouchait à peine sur Medole. Le général Bourbaki était retenu loin de l’action par la mission particulière qu’il avait reçue. Le chef du troisième corps était donc sans troupes ; mais, fidèle à la loi de toute sa vie, à la loi du dévouement, il s’était porté de sa personne à l’endroit où le quatrième corps lui avait semblé le plus fortement engagé. Cet espace sombre, resserré, coupé par des fossés, couvert d’arbres, où je le vis des heures entières, tantôt marchant isolément, tantôt s’entretenant, sous les balles, avec le général Niel, cet espace a été pour moi tout le champ de bataille ; quand ce grand nom de Solferino retentit à mes oreilles, c’est dans ce coin de terre que retourne ma pensée. Qu’on s’imagine un de ces paysages italiens où se marient tous les luxes et toutes les puissances de la végétation. Nos chevaux écrasaient sous leurs pieds les longues tiges de maïs. Du sein de ces moissons sortaient des mûriers rappelant les arbres d’un verger par leurs rangs alignés et nombreux ; sur notre droite et devant nous, à de prochains horizons, des peupliers élevaient dans le ciel ce feuillage frémissant et pâle, qui a vraiment l’air de s’animer d’une émotion surnaturelle quand il est agité par les souilles du canon.

À l’heure dont je parle, ces souffles régnaient sur un immense paysage dont ils envahissaient les plus profondes retraites. Les boulets exécutaient autour de nous leurs danses brutales sur un sol où l’herbe des champs, frappée comme les hommes, se couchait abattue et brisée près de ceux qui s’endormaient dans la mort. Hôtes invisibles, mais tumultueux de l’air, les balles déchiraient nos oreilles de leurs sifflemens ; elles atteignaient tantôt des branches d’arbres qui rendaient en se cassant un bruit sec, tantôt des hommes et des chevaux qui s’affaissaient silencieusement. Ce champ où je trouvai le maréchal Canrobert me fit songer à ces feux de bivouac que des mains infatigables entretiennent avec des poignées incessantes de bois pétillant ; c’était à chaque instant un redoublement d’énergie et d’ardeur dans le foyer où nous respirions. Rien du reste d’étonnant à cela ; nous étions presque en face de Guidizzolo, et c’est sur ce point que l’armée autrichienne, délogée de ses positions les plus formidables, tentait un suprême effort. S’il faut en croire les récits du lendemain, l’empereur François-Joseph lui-même était devant nous à ce moment de la bataille. Dans cette action, qui rappelle les ballades héroïques où des souverains ensevelissent en pleurant leurs armées, l’empereur d’Autriche voulait, dit-on, avant de se retirer, frapper un dernier coup sur notre droite. Je ne sais si le fait est exact ; ce dont je suis certain, c’est que les Autrichiens qui luttaient contre nous méritaient de se battre sous le regard de leur chef.

À l’instant où les balles devenaient plus drues, où le cercle de feu qui nous entourait se resserrait plus étroitement, le général Trochu