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de puissance le souvenir d’un gazon épais, à la verdure foncée et luisante, qui, au milieu des grands arbres dont il était entouré, avait un aspect de lac magique. Le 8 juin, vers cinq heures du soir, je regardais ce jardin, où venait de tomber une pluie d’orage, quand j’entendis un bruit que je pris d’abord pour celui de la foudre, mais que je reconnus bientôt pour le bruit du canon. À l’heure même où je jouissais de tous les charmes qu’une ville peut renfermer, le corps du maréchal Baraguay-d’Hilliers, qui le matin avait traversé Milan au pas de course, était aux prises avec l’ennemi. Encore parés des fleurs qu’on leur avait jetées, nos soldats soutenaient dans le cimetière de Melegnano cette héroïque et sombre lutte qui ensanglantait la pierre des tombeaux. Ce canon lointain, dont les accens m’arrivaient avec les bouffées d’un vent humide, me causait une singulière impression. Ces lugubres accords, pour parvenir jusqu’à mes oreilles, traversaient tant de charmantes choses : une riante campagne, une ville ornée comme une salle de bal, et ces allées solitaires, au feuillage lustré par l’eau du ciel, dont je ne pouvais détacher mes yeux. Cette canonnade du reste fit tressaillir le cœur de Milan, et bien d’autres que moi, j’en suis sûr, en ont gardé le souvenir. Dieu fait des drames plus puissans que ceux de Sophocle et d’Eschyle, a dit je ne sais quel père de l’église ; il est certain que, lorsqu’elle dispose tout à coup la vie des peuples en scènes rapides, dominées par une seule action et concourant à un même but, la Providence semble se plaire à réunir tous les effets de l’art le plus v ingénieusement émouvant. Le canon de Melegnano, jetant sa note voilée dans le concert de sons éclatans qui remplissait une ville ivre de joie, produisait ce qu’on nommerait une beauté merveilleuse dans une œuvre du génie humain. Le glas de ce bronze invisible, sonnant à travers une fête de triomphales funérailles, avait une solennité imprévue dont chacun se sentait pénétré. Je vois encore le recueillement et l’anxiété peints sur le visage de nos hôtes. Les vœux qui en ce moment sortaient si passionnés de tant d’âmes ne furent point trompés. Malgré ce qu’il avait de sinistre avec ses sourds roulemens, le canon de Melegnano était digne du jour où il résonnait : il annonçait une victoire.

Le 9 juin, l’empereur et le roi de Piémont allaient entendre un Te Deum à la cathédrale de Milan. Je n’aimerais pas à revoir dans les conditions habituelles de la vie, éclairés par la seule lumière d’un jour semblable à un millier de jours, les lieux que j’ai vus à la lueur des grands événemens. Peut-être, à ces clartés trop vives, ne voit-on pas les objets tels qu’ils sont, suivant le témoignage habituel de nos sens ; mais qui sait, après tout, si les vraies formes des choses répondent bien à ce témoignage, si elles ne nous apparaissent au