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avait la longueur et la profondeur nécessaires, il ordonna à un des fossoyeurs en capote grise de s’y coucher. Celui qui reçut cet ordre était un jeune soldat dont la figure prit quelque chose de soucieux. — Allons, mon enfant, dit le maréchal, cela vous portera bonheur. Quand la tombe eut les dimensions voulues, on y descendit le mort, que l’on plaça la tête tournée vers la France. On planta ensuite sur la terre à qui ces dépouilles étaient confiées l’étendard de la patrie que vivant ou mort on rencontre, n’importe de quel côté on se tourne ; la croix s’éleva sur ce sol piétiné par les luttes de la veille ; un prêtre récita les prières de l’église. Les prières terminées, le maréchal Canrobert, prêt à remonter à cheval, s’inclina une dernière fois vers la tombe où il venait de coucher son compagnon, et jeta ces paroles dans notre silence : — Au revoir, Senneville, au revoir !

Celui qui faisait à la formule consacrée cet heureux et noble changement, qui, à l’hôte récent de cette tombe guerrière, disait : « Au revoir ! » et non pas « adieu ! » avait couché la nuit entre des cadavres, et ne savait guère quelle demeure il aurait le lendemain. Cette courte oraison funèbre entre deux batailles fit passer dans nos cœurs ce frémissement dont nous agite la parole humaine, quand elle mérite de s’appeler l’inspiration. Le maréchal Canrobert, au bout de quelques heures, avait oublié le mot qu’il avait prononcé ; mais ce mot est resté dans des âmes où il pénétra, comme un trait, tout vibrant de l’impulsion qu’il devait à une force inconnue.

Trois jours après la bataille de Magenta, nous entrions à Milan, Cette triomphale journée du 8 juin 1859 m’a laissé dans ses débuts une pénible impression. Nous suivions, pour gagner la ville, les chemins qui se prolongent des deux côtés de cet interminable canal que l’on appelle le Naviglio-Grande. Resserrées dans ces voies étroites, les troupes s’avançaient avec lenteur. Il fallait subir continuellement le supplice des marches pompeuses, ces temps d’arrêt qui emplissent l’âme d’un sentiment chagrin et impatient, semblable à l’ennui morbide des salles d’attente. Nous avions couché la veille dans un petit village sur les bords du canal. Nous étions à cheval depuis quatre heures du matin, et à midi nous n’apercevions pas encore les toits de Milan. On sentait dans le ciel un lourd soleil ; la fatigue et la chaleur unissaient contre nos cervelles leurs puissances oppressives. La pensée toutefois d’assister à des prodiges d’enthousiasme, d’entrer dans une ville en fête, d’appuyer enfin nos lèvres un instant aux bords de l’immense coupe où les membres inconnus des légions illustres s’enivrent obscurément de la gloire, cette pensée nous soutenait et ramenait par intervalles un sourire sur nos visages poudreux ; mais nous avions compté sans les nécessités de la guerre, qui dominent tyranniquement chaque heure des existences qu’elles régissent.