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Là n’existait aucune porte. On entrait dans une cour vaste et obscure, où soufflait le vent de la nuit. Dans un coin de cette cour, je rencontrai un corps de logis brisé, démantelé comme un navire qui a prêté toute une journée ses flancs aux boulets. Là sans doute s’étaient embusqués des tirailleurs que nos baïonnettes avaient délogés. Je pénétrai à tâtons dans une grande pièce, où je sentais mon pied se heurter contre toute sorte de débris d’une espèce inconnue. La clarté d’une allumette, que j’enflammai à mon cigare, me permit de distinguer parmi ces débris de grands fragmens de papier. C’étaient des gravures arrachées aux lambris de cette triste demeure, — ces humbles gravures, luxe naïf de l’indigence, ces images de l’Été, du Printemps, de l’Automne, qui sourient dans de pauvres cadres, sous des toits de chaume. Je ramassai quelques-unes de ces images, j’y mis le feu et les jetai dans un vaste foyer, où je lançai ensuite tout ce que je trouvai sous ma main, chaises boiteuses et bancs cassés. Alors à la clarté de cette flamme, que je destinais à combattre je ne sais quelle particulière espèce de malsaine et pénible humidité, je fis avec les lieux où m’avait poussé la guerre une connaissance qui n’était pas de nature à me charmer. Une table où je voulus appuyer ma tête pour dormir, un siège que j’avais respecté et placé près du feu pour m’y établir commodément, avaient un suintement que je m’expliquai ; l’humidité dont je m’étais senti pénétré, cette chambre déserte la devait à une vapeur de sang.

J’abandonnai encore cette pièce inhospitalière, plus hideuse peut-être avec ses vagues empreintes de meurtre que la chambre où tout à l’heure mon pied heurtait contre des cadavres, et j’allai me coucher au dehors sur le gazon de la cour. Là j’allumai avec quelques officiers et quelques soldats un feu de bivouac ; je m’enveloppai dans mon manteau, et je plaçai sous ma tête l’antique oreiller de Jacob. Si je ne trouvai pas sur la pierre où je m’endormis les songes mystiques que Dieu envoya au patriarche, j’y goûtai un sommeil plein de douceur, un de ces sommeils où notre être tout entier s’étend avec délices le soir d’une bataille, et qui, remplis de mystérieuses caresses, nous reçoivent comme les eaux profondes du fleuve chanté par le poète reçurent le pasteur Aristée.

Je fus réveillé à cette heure matinale où l’on se sépare à regret d’une couche même aussi dure que l’était la mienne, à cette heure où notre âme et la nature encore sous le charme l’une du rêve, l’autre de la nuit, semblent renaître avec tristesse toutes deux à la réalité et au jour. Je reçus l’ordre de monter à cheval pour accompagner le maréchal Canrobert, qui allait avec son état-major visiter ses avant-postes. Nous arrivons à Ponte-Vecchio-di-Magenta, où est installée la division Trochu. Nous traversons le village, et nous pénétrons dans les champs où sont établies nos grand’gardes. Nous circulions