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frappé la veille. Ni les heures passées si pleines d’angoisses, ni l’heure présente si remplie d’enivrement, p’avaient pu mettre leur trace sur son visage. Un moment arriva cependant où, dans ce regard que l’ivresse du succès n’avait point troublé, un sentiment profond se peignit, et, je dois le dire, un sentiment de tristesse. Cet incident m’a frappé vivement, et je veux essayer de le raconter.

Pour gagner l’ambulance, qu’on avait établie à la hâte, les blessés étaient obligés de suivre la route où se tenait l’empereur. Ainsi aucune horreur de la bataille n’était épargnée à celui qui en réglait les mouvemens. Comme les fils de cet illustre supplicié forcés à recevoir sous l’échafaud le sang de leur père, l’empereur, en offrant lui-même sa chair aux balles, sentait tomber goutte à goutte sur son cœur tout le sang de son armée. Placé à quelques pas derrière lui, après m’être acquitté de mon message, j’accordais, je l’avoue, une assez médiocre attention au lugubre défilé dont j’étais le spectateur. J’étais rempli d’une joie immense, ma cervelle résonnait de fanfares. Le ciel mélancolique pourtant, et où s’allongeaient les premières ombres du soir, me semblait pavoisé à nos couleurs ; mais soudain mon regard fut attiré par une civière où se tenait à demi couché un blessé dont le visage avait une particulière énergie. C’était un soldat. Ses jambes étaient cachées par sa capote grise, à laquelle ses épaulettes de laine étaient attachées encore ; une chemise grossière couvrait seule son buste, dont le bas portait des traces sanglantes, et le haut de ce buste offrait un terrible spectacle. Un boulet avait atteint cet homme à l’épaule et lui avait arraché le bras ; l’endroit où ce boulet avait frappé présentait une plaie sinistre, une immense surface de chair rougie où se tordaient des fibres déchirées. Eh bien ! en passant devant l’empereur, ce soldat, par je ne sais quel effort, car outre cette horrible plaie il avait au ventre une autre blessure, ce soldat parvint à se soulever, et, se mettant sur Son séant, il appela l’empereur. « Sire, votre main ! » s’écria-t-il avec cet accent étrange, violent et sourd, sonnant le formidable et l’inconnu que prend le verbe de l’homme quand il s’agite comme un oiseau de nuit effrayé entre les parois de la masure d’où le chasse la mort. À cet appel, l’empereur, comme si une puissance surhumaine l’eût évoqué, s’avança lentement, et mit sa main nue dans la main que le soldat agonisant lui tendit par-dessus sa capote, à quelques pouces de la plaie béante qui était la cause de cette étreinte. Après cette poignée de main, la civière poursuivit sa route. Le front du soldat était radieux, celui du souverain était voilé. L’empereur donna encore la main à un officier blessé à la poitrine, qui, en passant devant lui, s’était soulevé également sur sa civière pour l’acclamer avec un accent qui avait quelque chose de jeune et de touchant.