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d’exaltation douloureuse que j’ai déjà vu bien souvent éclairer des traits ensanglantés.

Parmi les figures que je vois passer en m’enfonçant de plus en plus dans la route embrasée où nous voilà engagés maintenant, je reconnais plus d’une figure amie, mais qui déjà n’appartient plus à cette terre. Je suis côtoyé par des civières où reposent pâles, immobiles et couronnés, pour parler comme un poète allemand, des premières violettes de la mort, des compagnons qui me rappellent les plus vivans souvenirs de ma vie. C’est ainsi que les yeux fermés et le corps raidi de Bougoz, un capitaine de grenadiers, tombé noblement à la tête de sa compagnie, font revivre pour moi la Crimée et une promenade à Kamiesch. Je donne en courant un regret à ce brave garçon que je rejoindrai peut-être tout à l’heure dans un autre monde, et je continue ma course à travers la foule, composée de vivans et de morts, qu’enveloppe une même vapeur de poudre et de sang. L’endroit où nous parvenons présente un aspect étrange ; c’est un lieu où la nature et les hommes ont multiplié à l’envi les accidens. Dans un sol mamelonné, couvert d’une végétation énergique, on a pratiqué un canal et un chemin de fer. Ces œuvres de la paix ont été singulièrement transformées par la guerre. Le canal, dont la plupart des ponts sont brisés, remplit l’office du fossé autour des places fortes, et le chemin de fer est une tranchée où sont entassés des soldats. C’est dans ce lieu que, sous les ordres du général Regnault de Saint-Jean-d’Angély, la garde soutient depuis le matin une lutte acharnée contre l’armée autrichienne. Elle est maîtresse de toutes les redoutables positions que l’ennemi tenait à son arrivée ; elle occupe sur le canal un pont que les Autrichiens ont vainement tenté de faire sauter. Elle se cramponne à ce terrain ardu dont chaque pouce est rougi du sang qui coule depuis tant d’heures de ses veines ; mais il lui est interdit d’avancer : elle a joué au début de la bataille le rôle que son aînée d’Austerlitz et de Wagram jouait à la fin des actions. L’ennemi n’espère plus la vaincre de front ; aussi tente-t-il contre son flanc droit des efforts violens et désespérés. C’est là qu’il dirige ses feux incessans et qu’il essaie de pratiquer une brèche ; mais c’est là qu’arrive le maréchal Canrobert.

D’un coup d’œil il juge la situation. Il embrasse en même temps les forces qu’il doit combattre, les obstacles qu’il doit vaincre et les élémens dont il dispose. Les élémens ne sont pas nombreux. La seule brigade de son corps qui soit en ce moment arrivée, la brigade Picard, a déjà livré de rudes combats. Elle est loin d’être épuisée à coup sûr, mais elle a fait des pertes cruelles : ses officiers sont décimés ; il en est peu qui soient sans blessures. Ses soldats, qui combattent avec cette ardeur individuelle si nécessaire d’ailleurs au