Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 27.djvu/546

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

portaient également l’empreinte, une dépouille d’homme et une dépouille de cheval. Un boulet avait arraché la tête d’un capitaine adjudant-major en passant par le cou de sa monture. Le cavalier et son cheval, décapités tous deux, reposaient l’un auprès de l’autre dans une même flaque de sang. Ces débris étaient au bord de l’eau, sous un grand arbre qui, penché de leur côté, semblait leur verser de ses rameaux la paix des régions inconnues. Tout en galopant, je regardais tour à tour les hommes debout poussant des acclamations joyeuses et les hommes silencieux déjà couchés dans des ténèbres apparentes malgré la lumière qui venait se briser contre leurs chairs livides. La route que nous suivions avait l’air de séparer deux mondes : la mort d’un côté, de l’autre la vie, fournissaient les deux haies entre lesquelles couraient nos chevaux. Malgré ce que l’une d’elles avait de terrible, ces deux haies se complétaient, et je n’aurais voulu supprimer ni l’une ni l’autre. Ce sont les morts qui donnent au champ de bataille ses mystérieuses émotions et son caractère sacré ; ils créent sous nos pas, ils font toucher à nos regards l’orifice béant de cet abîme que nombre de créatures humaines trouvent une joie étrange à effleurer.

J’arrivai au pont même de Palestro, pont que barrait une pièce d’artillerie au moment où les zouaves s’en étaient emparés. Je vis les parapets qu’avaient escaladés nos soldats. Il fallait cette entreprenante agilité de pieds qui distingue nos fantassins pour transformer en passage cette construction étroite dont la cime ébranlée s’émiettait au-dessus de l’eau pendant le combat. Je pénétrai enfin dans la cour du moulin. La mêlée avait pris là un caractère furieux, qu’attestait chaque pavé empourpré par un sang encore fumant et épais. Les baïonnettes tordues, les sacs vides, les shakos troués, les corps amoncelés surtout, disaient ce qu’avait vu cette demeure rustique. Les poètes accusent souvent la nature d’insensibilité pour les drames qui s’accomplissent dans son sein ; le reproche qu’ils adressent aux arbres et aux plantes n’est point mérité par les pierres, du moins par celles que les hommes associent à leurs destinées en les chargeant de les abriter. Rien de lugubre comme ces pauvres toits accoutumés à receler une vie tranquille, quand l’ouragan des colères terrestres les a tout à coup visités. Il y a des maisons plus expressives, après un combat, que toutes les figures humaines. Les fenêtres aux vitres brisées ressemblent à des yeux déchirés et saignans, les murailles dépouillées ont quelque chose d’indigné et d’effrayé à la fois ; enfin, quand la demeure violée est une chaumière, la paille arrachée et brûlée de la toiture a une éloquente désolation, comme la chevelure que laisse pendre sur ses traits une femme en pleurs.

Revenons aux zouaves. Pendant que l’empereur parcourait le