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Je m’amusais donc au milieu de cette prairie si déserte, si recueillie sans doute la veille entre les saules qui l’entouraient, si bruyante aujourd’hui sous le pied des hommes et des chevaux ; je m’amusais à voir s’exécuter avec une prestesse merveilleuse une des plus délicates opérations qu’on puisse faire en campagne, un passage de rivière. Nous étions en présence de l’ennemi, quoique l’ennemi fût encore invisible. D’un moment à l’autre, quelque obus pouvait tomber entre nos travailleurs ; quelque boulet pouvait briser nos bateaux et disperser au milieu de la rivière nos premières planches à peine posées ; des tirailleurs pouvaient se déployer devant nous, décimer nos pontonniers, abattre leurs chefs ; nous courions enfin toutes les chances de ce grand jeu où l’énergie, la prudence et le hasard s’arrachent tour à tour les dés. Ce jour-là, aucun des incidens que l’ennemi pouvait faire naître ne se produisit, et le maréchal Canrobert, après avoir vu jeter sur la rivière les assises flottantes de trois ponts qui devaient nous porter le lendemain, regagna au déclin du jour son modeste logis de Prarolo.

Il était deux heures du matin ; j’étais couché sur un lit de cantine, dans une petite pièce attenant à la chambre où reposait le maréchal Canrobert, quand un officier d’artillerie vint me réveiller. Il s’agissait d’avertir le maréchal qu’une crue soudaine de la Sesia venait d’emporter deux de nos ponts ; un seul pouvait maintenant servir au transport de nos troupes. Pour faire face à ce contre-temps, le maréchal donna l’ordre immédiat d’avancer le départ du 3e corps, qui se mit en marche au premier rayon du jour. Ces rivières italiennes, qui, dans les chaleurs de l’été, deviennent invisibles, dont les lits arides ne sont plus, au milieu de la campagne, que de vastes et brûlans sillons, se montrent au printemps dans l’appareil de x fleuves puissans et capricieux. La Sesia, majestueuse et paisible la veille, roulait maintenant avec colère ses flots jaunes comme une crinière de lion. On avait profité d’une petite île jetée au milieu de ce cours d’eau pour diminuer les travaux de nos pontonniers. Notre pont unique était coupé en deux parties formées par cette île, où pouvaient au besoin se masser plusieurs bataillons. Nos régimens défilaient depuis de longues heures, et le corps entier n’était point passé. Le règne du matin était fini, un soleil qui commençait à se faire offensant et lourd s’était emparé du ciel. Le maréchal avait franchi la Sesia en m’ordonnant de rester sur la rive qu’il quittait pour assister au défilé des troupes. J’étais assis auprès du pont, sur l’herbe échauffée déjà, luttant contre un sommeil qui voulait se venger de la manière dont, malgré moi, je le traitais depuis plusieurs jours, quand j’aperçus à l’horizon, dans le ciel bleu, au-dessus d’un bouquet de bois, un rapide éclair, suivi d’une détonation. Ce n’était ni le bruit ni la lumière de la foudre ; je reconnus le canon.