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ou qu’on les évite, qu’on les exècre ou qu’on les adore, ces émotions ont des étreintes dont ne s’arrache impunément aucun cœur.

L’empereur, à peine arrivé, dessine ce mouvement sur sa droite qui fait croire à l’ennemi que nous voulons forcer le passage de Stradella. Le premier corps s’avance jusqu’à Voghera, et le maréchal Canrobert va établir son quartier-général à Tortone. J’abandonne Alexandrie avec joie ; à cheval, en plein air, je jouis à loisir de ces paysages que jusqu’à ce jour j’ai entrevus d’habitude par la portière des wagons. En marchant sur ces routes bordées de verdure, le long de ces prairies couvertes d’arbres qu’enlace une vigne semblable aux lianes du Nouveau-Monde, je me rappelle un livre dont ma jeunesse fut charmée, le voyage de Goethe en Italie. L’auteur du Divan, dans son enthousiasme pour cette contrée où s’épanouissent les deux seules amours de sa grande âme, l’amour de l’art et l’amour de la nature, va jusqu’à louer la chaude poussière dont il traverse les nuages en rêvant. S’il eût porté un sac et un fusil, comme nos fantassins, à coup sûr voilà un éloge qu’il n’eût point fait ; mais je m’associe du reste volontiers aux impressions du poète allemand, et mieux que jamais je comprends pourquoi nous allons nous battre. Cette nature dont est née pour la poésie antique l’idée de la Vénus féconde, de la Vénus mère des hommes, n’existe que dans les clartés du soleil. La terre baignée de cette lumière sera éternellement pour les peuples du nord la mamelle que les enfans cherchent à tâtons dès qu’ils ont jeté leur premier cri en ce monde. Les Tudesques, comme disent les Italiens, donnent en vain à la Germanie le nom de mère. La vraie mère est celle qui nous réchauffe et qui nous berce sur son sein.

En commençant ces marches que plus d’un combat interrompra, que n’achèveront point nombre d’entre nous, je me rappelle aussi un proverbe que j’ai cité déjà : l’Italie, tombeau des Français. Ce proverbe, qui me revient au moment même où je côtoie de nouveau ces plaines de Marengo dont je parlais tout à l’heure, s’offre à mon esprit cette fois tout rempli d’une douceur singulière. J’ai vu en Turquie, dans une vaste salle où glissaient les derviches tourneurs, une tombe souriante, faite d’un marbre rose et délicat. C’était dans cette tombe que le chef des derviches devait être enseveli. Suivant un usage traditionnel, il venait se livrer aux exercices de sa communauté devant ce sépulcre qu’effleurait parfois le mouvement de sa danse extatique. Voilà qu’un caprice de mes souvenirs me fait songer à ce mausolée ottoman. L’Italie est cette tombe rose près de laquelle nous ramène souvent une danse comme celle des derviches, mystérieuse, entraînante et sacrée.

Nous arrivons à Tortone, qui est un gros village, presque une