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clartés suivant les différentes dispositions de l’âme, et ce qui m’a inspiré un soir une mélancolie passagère, mêlée d’ailleurs d’un plaisir secret, m’a causé bien souvent des joies intimes et ardentes. Il y a dans cette incertitude du lendemain un charme que les natures les plus grossières savourent ; peut-être après tout le chagrin dont on est parfois saisi aux heures où l’on se sent glisser à travers cette vie comme un songé n’est-il que la terreur de l’instant où, le péril évanoui, on s’y trouvera de nouveau, créature enchaînée et chose pesante.

Le 14 mai, l’empereur arrivait à Alexandrie. Si dans le cours ordinaire de la vie les souverains excitent déjà une curiosité si ardente, on se figure ce que cette curiosité peut devenir aux jours où l’excitation est dans toutes les âmes, où l’on épie un mouvement, un signe de ces événemens cachés encore, mais dont chacun sent la présence, que l’on sait debout et prêts à paraître. Alexandrie s’était transformée : une population que je n’avais même point soupçonnée inondait les rues et semblait monter le long des maisons, car fenêtres, balcons, corniches, tout espace où pouvait se blottir un spectateur était envahi ; chaque muraille avait un revêtement humain. Cet immense regard de la foule, où tant de passions réunissent leurs énergies magnétiques, tombait sur le visage de l’empereur, qui s’avançait lentement à cheval, en tenue de guerre, entre deux haies de soldats immobiles. L’air retentissant d’acclamations était à chaque instant obscurci par des pluies odorantes ; c’était, l’enthousiasme italien qui se répandait en pluie de fleurs. J’ai vu depuis les fêtes de Milan ; malgré leurs magnificences, elles ne m’ont point fait oublier l’entrée dans Alexandrie. Ce qui marquait cette journée, c’était une émotion plus puissante que celle du triomphe, l’émotion du désir et de l’attente ; l’instant où l’on débouche sur un champ de bataille que les boulets n’ont point sillonné encore, voilà l’heure qui sera toujours la plus solennelle dans toute guerre. Que doit-on donc éprouver quand ce champ de bataille est une contrée tout entière, et qu’aux premiers pas on y est salué par l’âme d’une nation ? L’âme du peuple qui saluait les armes françaises avec cette reconnaissance exaltée, chacun peut l’apprécier à sa guise, l’aimer ou la haïr, l’accuser ou la défendre : nul n’aurait pu ce jour-là se soustraire à l’action vibrante de ses transports. Il y a tel air trouvé par le génie de notre révolution aux jours où il bouleversait tous les domaines de l’âme et de la matière pour chercher les élémens créateurs de son œuvre, qui bien des fois a enivré d’un charme violent ceux-là mêmes qu’il remplissait de cruels souvenirs. Le magique secret de cet air se retrouvera toujours dans les émotions semblables à celles qui soulevaient Alexandrie. Qu’on les recherche