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je ne me trompe, à propos de ce malheureux roi qui a donné un saint de plus à sa race, mais frappé si cruellement la royauté en la forçant de suivre à pied, humiliée, affaissée, bafouée, cette voie douloureuse dont la Divinité seule peut faire une voie triomphale. Quel sort attend un monarque maintenant à la poursuite de la grande entreprise qui tente et défie de notre temps toutes les monarchies, déployant l’antique bannière de sa maison à des vents qui jusqu’à ce jour n’ont respecté qu’un seul drapeau ? Je n’en sais rien ; quoi qu’il advienne, je n’oublierai jamais le roi Victor-Emmanuel tel que je l’ai vu la première fois, à cheval, le sabre au côté, respirant librement et joyeusement dans l’air guerrier d’Alexandrie comme dans une atmosphère faite pour ses poumons. Bien d’autres mémoires que la mienne garderont assurément cette image, et dans l’âme des peuples une image est presque toujours un jugement.

Peut-être comprend-on maintenant pourquoi j’aime le palais d’Alexandrie et sa tour carrée, entourée de solides murailles, qui doit ressembler en temps ordinaire au préau d’une prison. Tandis que j’étais occupé des spectacles de toute nature qui venaient me trouver jusque dans ma demeure, les Autrichiens continuaient leurs inquiétantes, mais stériles démonstrations. On apprit une nuit qu’ils s’étaient montrés à Tortone, à quelques lieues de nous. La cavalerie piémontaise résolut de pousser une reconnaissance jusqu’à ce village, où du reste ils n’avaient fait qu’une rapide apparition. Le maréchal m’envoya aux avant-postes, d’où cette reconnaissance devait se mettre en route. Pour accomplir ma mission, je devais traverser le champ de bataille de Marengo. « J’aime ce champ de bataille, où la liberté dansa sur des roses sanglantes sa danse de noces. » Ces paroles sont d’un poète allemand mort, il y a quelques années, dans notre pays, qu’il aimait avec une tendresse passionnée. Henri Heine a laissé sortir ce cri de son cœur en traversant ces plaines célèbres, où l’avait conduit la fantaisie du voyageur et où le devoir du soldat m’amenait à mon tour. Le champ de bataille de Marengo, au moment où je le traversai, était paré des plus riantes couleurs dont disposent le matin et le printemps. Cette terre où dorment tant de morts à la fois glorieux et oubliés se cachait sous une herbe épaisse dont chaque brin étincelait d’une larme, mais d’une larme féconde et céleste : le soleil n’avait pas encore bu la rosée. Ai-je rencontré sur ce théâtre verdoyant d’une terrible lutte les pensées qu’y salua le poète dont le nom est revenu à ma mémoire ? Je ne le crois pas. C’est de notre âme après tout que s’échappent ces apparitions qui vont ensuite se poser devant nous, tantôt au pied d’un arbre séculaire, tantôt au pied d’une colonne, et mon âme est hantée par d’autres fantômes que ceux qui peuplaient l’âme d’Henri Heine. Toutefois