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de l’ancien régime ? Qui n’a vu de nos jours ce spectacle vraiment curieux d’un homme poli qui s’essaie à la grossièreté, et d’un barbare qui s’essaie à la civilisation ? J’ai vu pour ma part d’honnêtes gens, partisans déclarés de la tragédie classique, essayer de prendre goût au mélodrame, et des vaudevillistes ambitionner la gloire des auteurs tragiques. Nous vivons dans un temps où le même homme contient en lui cinq ou six ébauches d’hommes différens qui se font mutuellement une guerre acharnée et se raillent les uns des autres. Autrefois il y avait plusieurs publics distincts, dont chacun avait une manière de vivre et de penser différente ; aujourd’hui il n’y a plus qu’un seul public qui a tant bien que mal absorbé et amalgamé tous les publics d’autrefois. Chacun de nous fait donc pour ainsi dire partie de cinq ou six publics, en comprend le langage, en partage les mœurs. Voilà pourquoi nous pouvons écouter sans trop d’étonnement et d’impatience tant de drames et de comédies sans unité, sans cohésion, sans logique, à la fois crus et artificiels, cyniques et alambiqués, bariolés de tous les sentimens et de tous les styles. Les pièces nouvelles sont mauvaises, et je crois que nous méritons un meilleur miroir de nous-mêmes ; cependant, à tout prendre, si mauvaises qu’elles soient, elles nous ressemblent, et c’est pourquoi nous les écoutons avec froideur, mais sans dépit et sans protestation. Chacun y prend ce qui lui plaît, choisit la scène qui le fait se souvenir de lui-même, le personnage qu’il connaît, et tous sortent l’esprit paisible, ni contens ni mécontens, et disant à l’unisson : « La pièce n’est pas bonne ; cependant il y a quelque chose. »

Les nouvelles productions dramatiques ne s’adressent donc plus comme autrefois à un public déterminé, spécial, qu’on puisse classer, mais à un public vague, anonyme, dont les limites ne peuvent être précisées, qui se compose de cinq ou six publics très différens les uns des autres, mais qui se sont pénétrés et pour ainsi dire traversés sans pour cela se rapprocher et se fondre complètement. Rien, sous ce rapport, ne marque mieux que le théâtre contemporain l’ascendant de la marée montante de la démocratie. Cette confusion de tous les anciens genres dramatiques en un seul que présente le nouveau théâtre est une conséquence de l’apparition de ce nouveau public anonyme et flottant qui commence on ne sait où et qui ne finit nulle part. Il n’y a pas un seul des anciens genres qui puisse, à l’heure présente, répondre aux besoins de ce public. Il n’y a déjà plus de bourgeois qui voulût faire son régal habituel de l’ancienne comédie sentimentale du Gymnase ; les bourgeois ont perdu trop de leur ancienne naïveté au contact des événemens contemporains pour qu’ils trouvent beaucoup d’attrait dans le spectacle des sentimens factices. On cherchera dans quelques années l’aristocrate et le lettré qui se contenteront des froids plaisirs de la tragédie classique ; déjà