Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 27.djvu/483

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

60,000. Dans l’intérieur de l’Equateur, les vastes régions de Quijos, de Macas et de Mainas sont couvertes de forêts séculaires où errent quelques tribus que nulle civilisation n’atteint, sur lesquelles le gouvernement n’exerce aucune action. Buenos-Ayres, l’Athènes du Nouveau-Monde, a presque à ses portes le désert et la vie sauvage, et le Chili lui-même est réduit à combattre les vieilles et fières peuplades de l’Arauco ou à traiter avec elles. Enfin ces contrées sont sillonnées de merveilleux réseaux de fleuves, comme celui du Rio de la Plata et celui de l’Amazone, artères naturelles de civilisation. Le principe de la liberté de navigation proclamé par des traités réserve l’avenir. Quels résultats a-t-on vus cependant jusqu’à présent, si ce n’est l’aventureuse expédition de quelques barques dans les rivières argentines, et quelques tentatives de navigation pour relier le Brésil et le Pérou à travers l’épaisseur du continent américain ?

Pendant ce temps, au sein de cette fécondité et au milieu de tous ces problèmes qui sollicitent à la fois l’activité humaine, des partis font et défont des constitutions, des chefs militaires se disputent le pouvoir, — et les uns et les autres se servent des Indiens en les disciplinant pour leurs guerres civiles, sans les élever par l’éducation et le travail, c’est-à-dire en leur donnant des armes à l’aide desquelles ils arriveront à pénétrer avec effraction dans la politique et iront camper dans les villes, comme on le voit déjà au Mexique. Il y a quelques années, Santa-Anna le disait dans un message aux Mexicains : « Après trente ans d’indépendance, où en sommes-nous ? Quel est votre crédit au dehors ? quelle est votre réputation auprès des nations étrangères ? » La réponse était navrante et claire : des territoires perdus pour le Mexique, des révolutions et des dictatures partout, c’est, à peu d’exceptions près, l’histoire de ce monde espagnol. Parce que l’Amérique du Sud en est encore à cette période où rien n’est équilibré, où tout est hasard, où l’on ne peut même entrevoir un but prochain, il ne faudrait pas toutefois se laisser aller à ce dédain des civilisés pour ce qui n’est pas conforme à leurs habitudes et à leurs goûts. Ce monde est un vaste laboratoire, disions-nous : l’Europe elle-même est sortie de là. Quelques siècles avant le christianisme, était-elle, comme aujourd’hui, riche, éclairée et florissante ? Ce n’est que par degrés, en suivant une échelle infinie de transformations et d’épreuves souvent obscures et vulgaires, que les sociétés se forment. Dieu, qui a créé cet imposant et prodigieux théâtre du continent sud-américain, en le livrant à la race humaine, n’a pu vouloir qu’il fût indéfiniment la pompeuse et inutile décoration de drames sanglans ou puérils.


CH. DE MAZADE.