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— et je suis peut-être le seul à voir tes choses ainsi, — ce vaste fleuve qui va se jeter dans l’océan de guerre épandu devant, moi, ces hommes, ces femmes, ces enfans, animés, joyeux, qui courent à flots pressés vers Lucknow pour aider le Feringhee à subjuguer… leurs frères… J’ai là sous les yeux comme une scène des vieux âges du monde, alors que, de l’Orient et du Nord, des tribus nomades se jetaient à la conquête de pays inconnus. Ces gens qui dévalaient près de moi portaient avec eux toute leur richesse domestique, lares et pénates : pour maisons, leurs tentes ; pour rues, le bazar du camp ; pour maître, le kotwal (préfet de police) du bazar ; pour politique, la hausse ou la baisse du riz ; pour destinée, celle du camp auquel ils adhèrent, comme les moules au flanc du navire en marche. Il y avait là des vieillards qui se souvenaient de Lake, de Holkar et de Sindyah, puis des jeunes gens qui auraient pu raconter les campagnes du Pendjaub ou du Scinde, des enfans qui venaient de faire leur noviciat dans la campagne de l’Oude. Élevés dans les camps, mais non guerriers, — toujours derrière les canons, jamais en face, — l’aptitude des innombrables natifs de l’Hindostan pour cette vie étrange manifeste assez clairement leur origine, ou tout au moins l’histoire de leur pays depuis dix siècles. La plupart sont des Hindous du Bengale ou des provinces du nord-ouest ; quelques-uns viennent de l’Inde centrale. Les musulmans ne sont pas nombreux, sinon parmi les domestiques d’officier. L’Afghan à la lourde structure, avec son turban énorme et son teint clair, traîne la jambe à côté de son chameau chargé de fruits secs. Le Sickh, dont les moustaches longues et retroussées vont se nouer l’une à l’autre au-dessus de la tête, épargne à sa précieuse toison le contact impur de la poussière au moyen d’un mouchoir fixé sous son menton : son allure est celle du chat, tandis qu’arpentant le terrain de ses longues jambes nerveuses, il hâte le pas pour rejoindre ses camarades. L’obèse bunneah (petit marchand forain) presse sa charrette de bambous sans s’inquiéter de ses subordonnés, qui le suivent comme ils peuvent. Les femmes des bunneahs, à califourchon sur les plus maigres ânes qui soient au monde, et de leurs orteils rasant presque le sol, forment, — avec les enfans qu’elles tiennent embrassés, ceux qui s’accrochent à leur dos, et la masse de bagages qu’elles trouvent moyen d’entasser par-dessus tout cela, — une montagne sous laquelle disparaît leur monture. On ne voit plus que la triste et patiente figure de l’animal surchargé, ses longues oreilles, sa queue pelée par la rogne, et ses quatre petits pieds noirs, comme plies en dehors, autour desquels, à chaque pas, ballottent des fanons touffus. Le Madrassee grêle, à la physionomie subtile, grimace et rit, du haut de l’éléphant sur lequel il est perché, avec les coolies efflanqués, mais nerveux, qui halètent autour de lui sous leurs fardeaux de chaises, tables, paniers de bière ou de vin, marchandises de bazar, etc. »


Ces armées traînent avec elles tout ce qu’exige le comfort anglais : des chèvres laitières, des moutons gras, des troupeaux de dindons ont place dans l’interminable cortège. Sur le dos des chameaux s’amoncellent des caisses de bière, de conserves alimentaires, de viandes en terrine, de soda-water. Des singes, juchés et attachés par-dessus