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paie les taxes en raison de ce qu’il a fait pousser sur le sol taxé, grogne et rugit sourdement, fabrique des enfans en grand nombre, se chamaille, prie accroupi dans ses temples en ruine, hante ses autels qui pourrissent, se lave dans ses tanks qui se dessèchent faute d’entretien, et en boit l’eau à demi putréfiée. Entre les deux populations est un vaste abîme ; celui qui trouvera moyen d’y jeter un pont méritera bien certainement une statue. De larges rues séparent les bâtimens vastes et réguliers où se carre à l’aise le résident européen. La cité indigène est un agrégat de maisons perforé ça et là de sentiers tortueux. Le plan exact d’une de ces ruches ressemblerait à un morceau de vieille charpente rongé par des termites. Les Européens, — une poignée d’hommes, — occupent avec leurs cours, leurs jardins, leurs communs de toute espèce, quatre fois autant d’espace qu’il en faudrait aux Hindous et aux musulmans pour loger une population de cent mille malheureux, mis en presse dans d’étroites et sales habitations. Au milieu du quartier indigène pourtant se dresse un édifice d’architecture indienne, au sommet duquel flotte un drapeau, et devant cet édifice, un groupe de natifs en tunique de cotonnade bleue se tient à poste fixe, le tulwar (sabre) au côté. Ce bâtiment est la kotwalee, la résidence et le bureau du kotwal ou maire et préfet indigène. Tout cela ressemble merveilleusement aux stations des Russes en Géorgie. Seulement la Géorgie est chrétienne et russifiée [russianized) depuis déjà bien des années.


« A qui est (continue notre observateur), à qui est ce buggy[1] précédé de deux cavaliers indigènes et suivi de cinq ou six piétons armés qui galopent tant bien que mal pour ne pas le perdre de vue ? — C’est celui du magistrat-collecteur. — Quel est son emploi ? — Il siège dans la cutcherry pour juger les procès civils ; il fait rentrer les impôts ; il a un contrôle arbitraire sur tout ce qui concerne l’administration civile de la province, car toute une province dépend de lui ; c’est le burra-sahib, le « grand personnage » de la station.

« Et qui vient à nous dans cet élégant gharry, avec des domestiques en livrée ? — C’est le chapelain de la station, qui marie, baptise, prêche les Européens et leur dit l’office. — Va-t-il parfois du côté des indigènes ? — Lui ?… Vraiment non. Il laisse ceci aux missionnaires, dont nous avons ici un nombre considérable ; mais il tient une école où les enfans viennent ou non, comme cela leur convient. C’est un très bon chapelain, très aimé, très respecté.

« — A merveille. Et cet autre, encore en buggy, très fringant, très leste, qui conduit si bien cette belle jument baie ? — Ceci, c’est le docteur de la station. Il soigne les malades européens. En certaines circonstances, il entreprend aussi, à forfait, de veiller sur la santé des soldats indigènes de la

  1. Espèce de cabriolet.