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combat, c’est avec lui que je veux mourir. Fais que le sang de mon cœur coule sur le champ de bataille, que mon corps soit foulé aux pieds des chevaux, et que je reste là jusqu’à l’heure où triomphera la justice ! Alors seulement puisse-t-on rassembler mes os, afin que j’aie ma place en ce jour solennel où le cortège de la patrie en deuil, au milieu des mélodies funéraires, au milieu des étendards repliés et couverts d’un crêpe noir, ira déposer dans une même tombe tous les héros morts pour la liberté ! » Dieu n’a exaucé que la moitié de cette prière : Petoefi est mort dans la guerre nationale ; mais le jour n’est pas encore venu où la Hongrie, maîtresse de son indépendance, pourra rendre les suprêmes honneurs aux héroïques victimes d’une cause sainte.

Ce jour viendra-t-il ? La Hongrie l’espère, et il faudrait une singulière confiance dans l’organisation politique de la vieille Europe pour taxer de folie l’opiniâtreté de son désir. Des peuples moins énergiques voient se réaliser en ce moment même des espérances qui semblaient moins fondées que les siennes. En attendant les chances de l’avenir, la Hongrie fait bien d’accroître pacifiquement ses titres nationaux. Le premier de ces titres assurément, c’est la rénovation intellectuelle qui depuis une cinquantaine d’années a suscité chez elle une littérature vivante, et le plus complet représentant de cette littérature est le poète Sandor Petoefi. L’impétueux jeune homme dont nous avons raconté la vie et la mort a été le chantre de l’amour, de la patrie et de la liberté : une place lui est due parmi les maîtres de l’inspiration lyrique au XIXe siècle, car les sentimens qu’il a glorifiés appartiennent à toutes les nations ; mais c’est en Hongrie surtout que son rôle est efficace et son souvenir immortel. Il a inscrit son nom pour toujours dans l’histoire d’une période généreuse. Ses œuvres sont le couronnement d’une renaissance littéraire à laquelle les meilleurs esprits de son pays avaient concouru, les uns par leurs propres ouvrages, les autres par leurs sympathies et leurs encouragemens. À côté de lui, et comme au souffle de sa parole, d’autres écrivains se sont levés ; avant de leur assigner des rangs, et je l’essaierai bientôt, je puis dire qu’il y a désormais une littérature hongroise, c’est-à-dire un titre sérieux à l’appui des réclamations d’une noble race. Petoefi n’est pas une apparition isolée. Que la Hongrie poursuive son développement moral, qu’elle grandisse librement dans le domaine des lettres, qu’elle prenne enfin, partout où elle le peut, pleine possession de ses forces, et qu’elle accoutume l’Europe à voir chez elle une vie originale ; il faudra bien tôt ou tard que le fait soit reconnu comme un droit. Les peuples sont les artisans de leurs destinées, et les nationalités se défendent par l’esprit plus sûrement que par le glaive.


SAINT-RENE TAILLANDIER.