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Mais moi, je détestais l’automne ; quand il me donnait ses fruits à manger, je lui disais : Garde tes présens, je sais que tu vas m’enlever mes cigognes.

« Le cœur bien gros, je regardais les cigognes du village se rassembler en troupes pour leurs migrations lointaines, comme je regarde aujourd’hui ma jeunesse déjà prête à s’enfuir ; mes yeux se mouillaient de larmes quand elles prenaient leur vol. Et les nids vides sur les toits des maisons, quelle image désolée ! Je me sentais assailli de pressentimens ; c’était mon avenir que j’apercevais devant moi.

« A la fin de l’hiver, quand la terre se dépouillait de sa blanche fourrure de neige et prenait son vert dolman parsemé de fleurs, mon âme se parait aussi de vêtemens neufs, de vêtemens de fête ; j’avais retrouvé la joie, et, tout petit que j’étais, je me traînais jusqu’au bout de la prairie du voisin pour aller au-devant des cigognes.

« Puis, quand l’étincelle devint une flamme, lorsque l’enfant fut devenu un jeune homme, le sol brûlait mes pieds, je montai à cheval, et bride abattue, sur l’étalon rapide, je me lançai à travers la Puszta. Le vent, pour m’atteindre, avait besoin de redoubler d’efforts.

« Je l’aime, la Puszta! c’est là seulement qu’habite la liberté ; là mes yeux peuvent errer de tous côtés sans obstacles ; point de rochers noirs qui nous menacent, point de ces regards troubles que nous jette, l’onde agitée des fontaines, point de ces bruits de cascades qui ressemblent à un cliquetis de chaînes !

« Et que personne ne dise que la Puszta n’est pas belle ! Merveilleuse est sa beauté ; mais, comme une jeune fille pudique, elle la cache sous son voile, et si elle le soulève, ce voile, c’est seulement pour les visages connus, en présence des amis fidèles ; alors soudain une fée leur apparaît, une fée aux regards de flamme !

« Oh ! je l’aime, la Puszta! Sur mon hardi coursier, j’aime à errer dans ses libres espaces, et là où l’on ne trouve plus la terre de l’homme poursuivant son gain, à l’endroit le plus solitaire de la lande, je descends de cheval, je me repose sur le gazon et j’écoute les murmures de l’air… Tout à coup, au bord du marais, j’aperçois mon amie ; ma cigogne est là !

« Elle m’a donc suivi jusqu’ici ! Tous deux nous avons exploré la Puszta dans tous les sens, elle plongeant dans les eaux des marais, moi suivant du regard les jeux de la lumière dans les buissons sauvages. C’est ainsi que j’ai passé avec elle mon enfance et ma jeunesse, et c’est pour cela que je l’aime, bien qu’elle ne sache pas chanter, bien que ses ailes n’étincellent point de vives couleurs.

« Maintenant encore j’aime la cigogne, et cette amitié fidèle et douce est le seul bien qui me soit resté du beau temps de mes rêves. Maintenant encore, chaque année, j’attends avec impatience le retour des cigognes dans le village hospitalier, et quand elles nous quittent en automne, je leur souhaite un heureux voyage, comme je le ferais à mon plus vieil ami. »


Vers la fin de l’année 1846, une transformation profonde s’accomplit dans l’âme du poète ; il avait rencontré la jeune fille qui devait être la compagne de sa vie. Les vers que Julie Szendrey a inspirés à l’auteur de tant de chansons amoureuses sont assurément