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t des hommes qui manient en artistes la langue de Gœthe et d’Uhland ; ce n’est pas une raison pour dédaigner le chanteur hongrois. Comprimée quelque temps par la difficulté qu’il éprouve, la pensée jaillit parfois de ses lèvres avec un relief inattendu. L’étrangeté même de son style ne nuit pas à l’impression que produit sur nous la littérature magyare. En lisant ces traductions à la fois incorrectes et fidèles, en voyant l’obstination de ce vaillant interprète, qui ne triomphe pas toujours des difficultés, mais que les difficultés n’arrêtent pas, on comprend mieux la situation de la Hongrie, les obstacles qui l’entourent, les efforts qu’elle est obligée de faire pour être appréciée de l’Europe, et l’invincible ardeur qui la soutient. Quoi qu’on ait pu dire en Allemagne sur le style de M. Kertbény, ce sont ces traductions, en définitive, qui ont donné aux poètes hongrois du XIXe siècle une sorte de droit de cité dans les lettres germaniques. Avant lui sans doute, bien des accens de la terre des Magyars avaient retenti à Munich ou à Dresde : avait-on une idée exacte du mouvement littéraire auquel se rapportaient ces strophes ? Nullement. Grâce à M. Kertbény, tout un groupe d’écrivains s’est levé aux yeux de l’Europe ; voici Michel Vörösmarty, Jean Arany, Jean Garay, bien d’autres encore, tous associés à la révolution morale qui a ranimé chez cette noble race les antiques traditions du sol. Or, entre tous ces poètes que M. Kertbény introduit, bon gré, mal gré, au sein de la littérature européenne, le plus brillant, le plus original, celui qui exprime avec le plus de verve le caractère du peuple hongrois, c’est l’aide-de-camp du général Bem, le soldat disparu dans les défilés de la Transylvanie après la bataille de Segesvar. Le jour où Sandor Petoefi est mort pour la cause nationale, il était célèbre seulement dans son pays ; aujourd’hui son nom a pris place dans cette weltliteratur inaugurée par Gœthe, et il y représente mieux que nul autre l’inspiration des fils d’Arpad.

Y a-t-il donc une littérature hongroise ? Jusqu’ici l’histoire n’en parlait guère. Les critiques de nos jours qui ont essayé de faire le tableau de la littérature universelle, les Eichhorn, les Bouterweck, ne consacrent pas une seule page à la Hongrie. Russes, Finnois, Tartares, Ottomans, Perses, Arméniens, Chinois, Hindous, habitans de l’île de Java, tous les peuples du Nord et de l’Orient élèvent la voix tour à tour dans le congrès littéraire présidé par M. Eichhorn ; la Hongrie est muette. Gœthe, si attentif aux chants des Serbes et des Bohèmes, Gœthe, qui a écrit des pages si fines, si nettes, dans les journaux littéraires d’Iéna, sur les poésies populaires de l’Europe orientale, n’a pas su que le Danube des Magyars avait ses poètes comme le Danube des Slaves et des Roumains. Le premier historien qui les ait signalés à l’Europe (je mets à part les philologues qui,