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et quels moyens on prit pour lui faire franchir les montagnes par les routes si défectueuses qui existaient alors ; mais de cette époque date une ère nouvelle pour l’artillerie, et le canon, depuis ce moment, n’a cessé d’avoir dans la composition des armées une part de plus en plus importante. Son influence, auparavant contestée, est devenue prépondérante ; réunie à celle de la mousqueterie, elle a fait succéder la puissance des masses à la valeur individuelle. Bayard a été le dernier des preux, et Bayard lui-même s’était servi du canon.

Depuis quelques années, l’attention s’est reportée sur les efforts faits dans le XVe et le XVIe siècle pour améliorer l’artillerie. Il est certain qu’ils ne méritent pas tous l’oubli où ils sont tombés. L’extrême activité des inventeurs, leur ignorance complète des lois de la balistique les dépouillaient complètement des préjugés de la routine, et donnent à leurs travaux une originalité qui n’est pas sans valeur, même de nos jours. Plusieurs des innovations attribuées à de savans constructeurs anglais ne sont que l’application d’idées anciennes. Dès cette époque, on avait tout tenté, tout essayé, et au milieu de recherches qui sont restées sans succès, parce qu’elles poursuivaient des résultats impossibles, il se rencontre beaucoup d’inspirations qui pouvaient devenir fécondes, et auxquelles les moyens matériels d’exécution ont seuls fait défaut. Le plus grand malheur de ces temps était de n’avoir ni principes, ni tradition. Un fondeur habile ou heureux obtenait-il un progrès, la trace en était souvent perdue après lui, et dans son propre pays ses successeurs ne profitaient pas toujours de son expérience. La discordance la plus fâcheuse régnait dans toutes les parties du matériel de l’artillerie, non-seulement dans chaque pays, mais encore dans chaque armée. On voyait souvent réunis des canons de tout calibre, de toute longueur, depuis les légers canons à main, souvent rassemblés en faisceau sur une même voiture, jusqu’à des pièces monstrueuses, longues de 6 à 8 mètres, pouvant recevoir des boulets de trois à quatre cents livres, comme Mahomet II en avait pour battre les murs de Constantinople. De telles armes étaient plus redoutables par l’effroi qu’elles inspiraient que par les effets qu’elles pouvaient produire. Il en reste encore dans quelques villes, où on les livre à l’admiration du vulgaire[1] ; mais on se garde bien d’en faire usage, ce qui ne veut pas

  1. Parmi ces pièces d’une très forte dimension, les plus remarquables sont :
    Le Consulaire, canon de vingt-sept centimètres de diamètre intérieur, et du poids de 25,000 kilog., pris à Alger en 1830, et déposé à l’arsenal de Brest. C’est un canon qui intéresse surtout par le souvenir de la mort héroïque d’un religieux français, le père Levacher, supérieur de la mission pour le rachat des captifs, vicaire apostolique à Alger, et chargé en outre des affaires de France. Il consentit à servir d’intermédiaire au dey auprès de Duquesne lors du bombardement de 1083, et, n’ayant pas réussi dans sa mission, il fut soumis à l’alternative de renier sa religion ou de périr attaché à la bouche de cette pièce.
    La grande bombarde de Moscou, fondue en 1535 ; elle a quatre-vingt-onze centimètres de diamètre intérieur, et pèse 20,000 kilog.
    La bombarde d’Agra, fondue sous Akbar-Khan par un ouvrier italien. Elle a cinquante-huit centimètres de diamètre ; on en évalue le poids à plus de 40,000 kilog. Elle pourrait lancer des boulots de fonte pleins de 650 kilog. C’est, croyons-nous, la plus forte bouche à feu qui existe, mais il ne parait pas qu’elle ait jamais servi à la guerre.
    Les fameuses pièces des Dardanelles, destinées à interdire l’entrée de ce canal. Étant placées sur des chantiers, elles ne pourraient lancer qu’un seul boulet sur des navires passant dans leur direction. Un projectile aussi considérable, — il aurait de soixante à quatre-vingts centimètres de diamètre, — suffirait cependant, fût-il seul, pour mettre en grand péril le bâtiment qu’il atteindrait. Auprès de chaque canon se trouve une pile de boulets en marbre blanc, parfaitement polis, dont le poids atteint au moins 250 kilogrammes. Malgré une apparence formidable, ces canons, recouverts de sculptures et de versets du Coran, ne constituent guère qu’une défense d’opinion, car l’immobilité les réduit à l’impuissance. Il ne serait peut-être pas impossible cependant d’en obtenir un service plus réel ; mais c’est là une chose hors de la portée d’un peuple déchu, et si peu disposé à sortir de l’état d’engourdissement où il se trouve. Il est à remarquer que les Orientaux ont surtout essayé d’accroître les effets de l’artillerie par l’augmentation des calibres, tandis que nous avons recherché la rapidité et la précision du tir. Peut-être les progrès de l’industrie permettront-ils, dans un temps peu éloigné, d’obtenir simultanément tous ces résultats.